En route



 


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Adaptation d'un texte électronique provenant de la Bibliothèque Nationale de France :
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PREFACE

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. I

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. II

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. III

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. IV

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. V

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. VI

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. VII

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. VIII

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. IX

 

PREMIERE PARTIE, CHAP. X

 

DEUXIEME PARTIE, CHAP. I

 

DEUXIEME PARTIE, CHAP. II

 

DEUXIEME PARTIE, CHAP. III

 

DEUXIEME PARTIE, CHAP. IV

 

DEUXIEME PARTIE, CHAP. V

 

DEUXIEME PARTIE, CHAP. VI

 

DEUXIEME PARTIE, CHAP. VII

 

DEUXIEME PARTIE, CHAP. VIII

 

DEUXIEME PARTIE, CHAP. IX

 

 

 


 

PREFACE

 

Je n'aime ni les avant-propos, ni les préfaces et, autant que possible, je m'abstiens de faire devancer mes livres par d'inutiles phrases.

Il me faut donc un motif sérieux, quelque chose comme un cas de légitime défense, pour me résoudre à dédicacer de ces quelques lignes cette nouvelle édition d' en route. ce motif le voici : depuis la mise en vente de ce volume, ma correspondance, déjà très développée par les discussions dont là-bas fut cause, s'est accrue de telle sorte que je me vois dans la nécessité ou de ne plus répondre aux lettres que je reçois, ou de renoncer à tout travail.

Ne pouvant me sacrifier cependant, pour satisfaire aux exigences de personnes inconnues dont la vie est sans doute moins occupée que la mienne, j'avais pris le parti de négliger les demandes de renseignements suscitées par la lecture d' en route ; mais je n'ai pu persévérer dans cette délectable attitude, parce qu'elle menaçait de devenir odieuse, en certains cas.

Ils peuvent, en effet, se scinder en deux catégories, ces envois de lettres.

La première émane de simples curieux ; sous prétexte qu'ils s'intéressent à mon pauvre être, ceux-là veulent savoir un tas de choses qui ne les regardent pas, prétendent s'immiscer dans mon intérieur, se promener comme en un lieu public dans mon âme. Ici, pas de difficultés, je brûle ces épistoles et tout est dit. Mais il n'en est pas de même de la seconde catégorie de ces lettres.

Celle-là, de beaucoup la plus nombreuse, provient de gens tourmentés par la grâce, se battant avec eux-mêmes, appelant et repoussant, à la fois, une conversion ; elle procède souvent aussi de dolentes mères réclamant pour la maladie ou pour l'inconduite de leurs enfants le secours de prières d'un cloître. Et tous me demandent de leur dire franchement si l'abbaye que j'ai décrite dans ce livre existe et me supplient, dans ce cas, de les mettre en rapport avec elle ; tous me requièrent d'obtenir que le frère Siméon — en admettant que je ne l'aie pas inventé ou qu'il soit, ainsi que je l'ai raconté, un saint — leur vienne, par la vertu de ses puissantes oraisons, en aide.

C'est alors que, pour moi, la partie se gâte. N'ayant pas le courage d'écarter de telles suppliques, je finis par écrire deux billets, l'un au signataire de la missive qui me parvint et l'autre, au couvent ; plus, quelquefois, si des points sont à préciser, si des informations plus étendues sont nécessaires. Et, je le répète, ce rôle de truchement assidu entre des laïques et des moines m'absorbe, m'empêche absolument de travailler.

Comment s'y prendre alors pour contenter les autres et ne pas trop se déplaire ? Je n'ai découvert que ce moyen, répondre en bloc, ici, une fois pour toutes, à ces braves gens.

En somme, les questions qui me sont le plus ordinairement posées se résument en celles-ci :

— Nous avons vainement cherché, dans la nomenclature des Trappes, Notre-Dame-de-l'Atre ; elle ne se trouve sur aucun des annuaires monastiques ; l'avez-vous donc imaginée ? Puis : — le frère Siméon est-il un personnage fictif ou bien, si vous l'avez dessiné d'après nature, ne l'avez-vous pas exalté, canonisé, en quelque sorte, pour les besoins de votre livre ? Aujourd'hui que le bruit soulevé par en route s'est apaisé, je crois pouvoir me départir de la réserve que j'avais toujours observée à propos de l'ascétère où vécut Durtal. Je le dis donc : la Trappe de Notre-Dame-de-l'Atre s'appelle, de son vrai nom, la Trappe de Notre-Dame-d'Igny, et elle est située près de Fismes, dans la Marne. Les descriptions que j'en rapportai sont exactes, les renseignements que je relate sur le genre de vie que l'on mène dans ce monastère sont authentiques ; les portraits des moines que j'ai peints sont réels. Je me suis simplement borné, par convenance, à changer les noms.

J'ajoute encore que l'historique de Notre-Dame-de-l'Atre, qui figure à la page 321 de cet ouvrage, s'applique de tous points à Igny. (p. 223, t. Ii présent ouvrage.) c'est elle, en effet, qui, après avoir été fondée en 1127 par saint Bernard, eut à sa tête de véritables saints, tels que les bienheureux Humbert, Guerric dont les reliques sont conservées dans une châsse sous le maître-autel, l'extraordinaire Monoculus que vénérait Louis vii.

Elle a langui, comme toutes ses soeurs, sous le régime de la commende ; elle est morte pendant la Révolution, est ressuscitée en 1875. Par les soins du cardinal-archevêque de Reims, une petite colonie de Cisterciens vint, à cet époque, de Sainte-Marie-du-Désert, pour repeupler l'antique abbaye de saint Bernard et renouer les liens de prières rompus par la tourmente.

Quant au frère Siméon, j'ai pris de lui un portrait net et brut, sans enjolivements, une photographie sans retouches. Je ne l'ai nullement exhaussé, nullement agrandi, ainsi qu'on semble l'insinuer, dans l'intérêt d'une cause. Je l'ai peint d'après la méthode naturaliste, tel qu'il est, ce bon saint ! Et je songe à ce doux, à ce pieux homme que je revis, il y a quelques jours encore. Il est maintenant si vieux, qu'il ne peut plus soigner ses porcs. On l'occupe à éplucher les légumes à la cuisine, mais le père abbé l'autorise à aller rendre visite à ses anciens élèves ; et ils ne sont pas ingrats, ceux-là, car ils se dressent en de joyeuses clameurs lorsqu'il s'approche des bauges.

Lui, sourit de son sourire tranquille, grogne un instant avec eux, puis il retourne se terrer dans le mutisme bienfaisant du cloître ; mais quand ses supérieurs le délient, pour quelques moments, de la règle du silence, ce sont de brefs enseignements que cet élu nous donne.

Je cite celui-ci au hasard : un jour que le père abbé lui recommande de prier pour un malade, il répond : " les prières faites par obéissance, ayant plus de vertu que les autres, je vous supplie, mon très révérend père, de m'indiquer celles que je dois dire. — eh bien, vous réciterez trois pater et trois ave, mon frère. "

Le vieux hoche la tête et comme l'abbé, un peu surpris, l'interroge, il avoue son scrupule. " un seul pater et un seul ave, fait-il, bien proférés, avec ferveur, suffisent ; c'est manquer de confiance que d'en dire plus. "

Et ce cénobite n'est pas du tout, ainsi que l'on serait tenté de le croire, une exception. Il y en a de pareils dans toutes les Trappes et aussi dans d'autres ordres. J'en connais personnellement un autre qui me reporte, lorsqu'il m'est permis de l'aborder, au temps de saint François d'Assise. Celui-là vit, en extase, le chef ceint comme d'une auréole, par un nimbe d'oiseaux.

Les hirondelles viennent nicher au-dessus de son grabat, dans la loge de frère-portier qu'il habite ; elles tournoient gaiement autour de lui et les toutes petites qui s'essaient à voler se reposent sur sa tête, sur ses bras, sur ses mains, tandis qu'il continue de sourire, en priant.

Ces bêtes se rendent évidemment compte de cette sainteté qui les aime et les protège, de cette candeur que, nous les hommes, nous ne concevons plus ; il est bien certain que, dans ce siècle de studieuse ignorance et d'idées basses, le frère Siméon et ce frère-portier paraissent invraisemblables ; pour ceux-ci, ils sont des idiots et pour ceux-là, des fous. La grandeur de ces convers admirables, si vraiment humbles, si vraiment simples, leur échappe ! Ils nous ramènent au moyen âge, et c'est heureux ; car il est indispensable que de telles âmes existent, pour compenser les nôtres ; ils sont les oasis divines d'ici-bas, les bonnes auberges où Dieu réside, alors qu'Il a vainement parcouru le désert des autres êtres.

N'en déplaise aux gens de lettres, ces personnages sont aussi véridiques que ceux qui se profilent dans mes précédents livres ; ils vivent dans un monde que les écrivains profanes ne connaissent pas, et voilà tout. Je n'ai donc rien exagéré lorsque j'ai parlé dans ce volume de l'efficace de prières inouï dont disposent ces moines.

J'espère que mes correspondants seront satisfaits par la netteté de ces réponses ; en tout cas, mon rôle d'intermédiaire peut, sans léser la charité, prendre fin, puisque maintenant le nom et l'adresse de ma Trappe sont connus.

Il ne me reste plus qu'à m'excuser auprès de dom Augustin, le t. R. P. Abbé de la Trappe de Notre-Dame-d'Igny, d'avoir ainsi enlevé le pseudonyme sous lequel je présentai, l'an dernier, au public, son monastère.

Je sais qu'il déteste le bruit, qu'il désire qu'on ne le mette, ni lui, ni les siens, en scène ; mais je sais aussi qu'il m'aime bien et qu'il me pardonnera, en pensant que cette indiscrétion peut être utile à beaucoup de pauvres âmes et m'assurer du même coup le moyen de travailler un peu à Paris, en paix. Août 1896.


 

PREMIERE PARTIE, CHAP. I

 

C'était pendant la première semaine de novembre, la semaine où se célèbre l'octave des morts. Durtal entra, le soir, à huit heures, à Saint-Sulpice. Il fréquentait volontiers cette église parce que la maîtrise y était exercée et qu'il pouvait, loin des foules, s'y trier en paix. L'horreur de cette nef, voûtée de pesants berceaux, disparaissait avec la nuit ; les bas côtés étaient souvent déserts, les lampes peu nombreuses éclairaient mal ; l'on pouvait se pouiller l'âme sans être vu, l'on était chez soi. Durtal s'assit derrière le maître-autel, à gauche, sous la travée qui longe la rue de Saint-Sulpice ; les réverbères de l'orgue de choeur s'allumèrent. Au loin, dans la nef presque vide, un ecclésiastique parlait en chaire. Il reconnut à la vaseline de son débit, à la graisse de son accent, un prêtre, solidement nourri, qui versait, d'habitude, sur ses auditeurs, les moins omises des rengaines.

Pourquoi sont-ils si dénués d'éloquence ? Se disait Durtal. J'ai eu la curiosité d'en écouter un grand nombre et tous se valent. Seul, le son de leurs voix diffère. Suivant leur tempérament, les uns l'ont macéré dans le vinaigre et les autres l'ont mariné dans l'huile. Un mélange habile n'a jamais lieu. Et il se rappelait des orateurs choyés comme des ténors, Monsabré, Didon, ces Coquelin d'église et, plus bas encore que ces produits du conservatoire catholique, la belliqueuse mazette qu'est l'abbé d'Hulst ! Après cela, reprit-il, ce sont ces médiocres-là que réclame la poignée de dévotes qui les écoute. Si ces gargotiers d'âmes avaient du talent, s'ils servaient à leurs pensionnaires des nourritures fines, des essences de théologie, des coulis de prières, des sucs concrets d'idées, ils végéteraient incompris des ouailles. C'est donc pour le mieux, en somme. Il faut un clergé dont l'étiage concorde avec le niveau des fidèles ; et certes, la Providence y a vigilamment pourvu.

Un piétinement de souliers, puis des chaises dérangées qui crissèrent sur les dalles l'interrompirent. Le sermon avait pris fin.

Dans un grand silence, l'orgue préluda, puis s'effaça, soutint seulement l'envolée des voix.

Un chant lent, désolé, montait, le de profundis. des gerbes de voix filaient sous les voûtes, fusaient avec les sons presque verts des harmonicas, avec les timbres pointus des cristaux qu'on brise.

Appuyées sur le grondement contenu de l'orgue, étayées par des basses si creuses qu'elles semblaient comme descendues en elles-mêmes, comme souterraines, elles jaillissaient, scandant le verset de profundis clamavi ad te, do, puis elles s'arrêtaient exténuées, laissaient tomber ainsi qu'une lourde larme la syllabe finale, mine ; -et ces voix d'enfants proches de la mue reprenaient le deuxième verset du psaume domine, exaudi vocem meam et la seconde moitié du dernier mot restait encore en suspens, mais au lieu de se détacher, de tomber à terre, de s'y écraser telle qu'une goutte, elle semblait se redresser d'un suprême effort et darder jusqu'au ciel le cri d'angoisse de l'âme désincarnée, jetée nue, en pleurs, devant son Dieu.

Et, après une pause, l'orgue assisté de deux contrebasses mugissait, emportant dans son torrent toutes les voix, les barytons, les ténors et les basses, ne servant plus seulement alors de gaines aux lames aiguës des gosses, mais sonnant découvertes, donnant à pleine gorge, et l'élan des petits soprani les perçait quand même, les traversait, pareil à une flèche de cristal, d'un trait.

Puis une nouvelle pause ; — et dans le silence de l'église, les strophes gémissaient à nouveau, lancées, ainsi que sur un tremplin, par l'orgue. En les écoutant avec attention, en tentant de les décomposer, en fermant les yeux, Durtal les voyait d'abord presque horizontales, s'élever peu à peu, s'ériger à la fin, toutes droites, puis vaciller en pleurant et se casser du bout.

Et soudain, à la fin du psaume, alors qu'arrivait le répons de l'antienne et lux perpetua luceat eis, les voix enfantines se déchiraient en un cri douloureux de soie, en un sanglot affilé, tremblant sur le mot eis qui restait suspendu, dans le vide. Ces voix d'enfants tendues jusqu'à éclater, ces voix claires et acérées mettaient dans la ténèbre du chant des blancheurs d'aube ; alliant leurs sons de pure mousseline au timbre retentissant des bronzes, forant avec le jet comme en vif argent de leurs eaux les cataractes sombres des gros chantres, elles aiguillaient les plaintes, renforçaient jusqu'à l'amertume le sel ardent des pleurs, mais elles insinuaient aussi une sorte de caresse tutélaire, de fraîcheur balsamique, d'aide lustrale ; elles allumaient dans l'ombre ces brèves clartés que tintent, au petit jour, les angélus ; elles évoquaient, en devançant les prophéties du texte, la compatissante image de la Vierge passant, aux pâles lueurs de leurs sons, dans la nuit de cette prose.

Bien qu'il n'appartînt point au répertoire grégorien, proprement dit, il était incomparablement beau, ce de profundis ainsi chanté. Cette requête sublime finissant dans les sanglots au moment où l'âme des voix allait franchir les frontières humaines tordit les nerfs de Durtal, lui tressailla le coeur. Puis il voulut s'abstraire, s'attacher surtout au sens de la morne plainte où l'être déchu, lamentablement, implore, en gémissant, son Dieu. Et ces cris de la troisième strophe lui revenaient, ceux, où suppliant, désespéré, du fond de l'abîme, son Sauveur, l'homme, maintenant qu'il se sait écouté, hésite, honteux, ne sachant plus que dire. Les excuses qu'il prépara lui paraissent vaines, les arguments qu'il ajusta lui semblent nuls et alors il balbutie : " si vous tenez compte des iniquités, Seigneur, Seigneur, qui trouvera grâce ? " quel malheur, se disait Durtal, que ce psaume qui chante si magnifiquement, dans ses premiers versets, le désespoir de l'humanité tout entière, devienne, dans ceux qui suivent, plus personnel au roi David. Je sais bien, reprit-il, qu'il faut accepter le sens symbolique de ces plaintes, admettre que ce despote confond sa cause avec celle de Dieu, que ses adversaires sont les mécréants et les impies, que lui-même préfigure, d'après les docteurs de l'Eglise, la physionomie du Christ, mais, c'est égal, le souvenir de ses boulimies charnelles et les présomptueux éloges qu'il dédie à son incorrigible peuple, rétrécissent l'empan du poème. Heureusement que la mélodie vit hors du texte, de sa vie propre, ne se confinant pas dans les débats de tribu, mais s'étendant à toute la terre, chantant l'angoisse des temps à naître, aussi bien que celle des époques présentes et des âges morts.

Le de profundis avait cessé ; après un silence, la maîtrise entonna un motet du dix-huitième siècle, mais Durtal ne s'intéressait que médiocrement à la musique humaine dans les églises. Ce qui lui semblait supérieur aux oeuvres les plus vantées de la musique théâtrale ou mondaine, c'était le vieux plain-chant, cette mélodie plane et nue, tout à la fois aérienne et tombale ; c'était ce cri solennel des tristesses et altier des joies, c'étaient ces hymnes grandioses de la foi de l'homme qui semblent sourdre dans les cathédrales, comme d'irrésistibles geysers, du pied même des piliers romans. Quelle musique, si ample ou si douloureuse ou si tendre qu'elle fût, valait les solennités du magnificat, les verves augustes du lauda Sion, les enthousiasmes du salve, Regina, les détresses du miserere et du stabat, les omnipotentes majestés du te deum ? des artistes de génie s'étaient évertués à traduire les textes sacrés : Vittoria, Josquin De Près, Palestrina, Orlando de Lassus, Haendel, Bach, Haydn, avaient écrit de merveilleuses pages ; souvent même, ils avaient été soulevés par l'effluence mystique, par l'émanation même du moyen âge à jamais perdue ; et leurs oeuvres gardaient pourtant un certain apparat, demeuraient, malgré tout, orgueilleuses, en face de l'humble magnificence, de la sobre splendeur du chant grégorien et après ceux-là ç'avait été fini, car les compositeurs ne croyaient plus.

Dans le moderne, l'on pouvait cependant citer quelques morceaux religieux de Lesueur, de Wagner, de Berlioz, de César Franck, et encore sentait-on chez eux l'artiste tapi sous son oeuvre, l'artiste tenant à exhiber sa science, pensant à exalter sa gloire et par conséquent omettant Dieu. L'on se trouvait en face d'hommes supérieurs, mais d'hommes, avec leurs faiblesses, leur inaliénable vanité, la tare même de leurs sens. Dans le chant liturgique créé presque toujours anonymement au fond des cloîtres, c'était une source extraterrestre, sans filon de péchés, sans trace d'art. C'était une surgie d'âmes déjà libérées du servage des chairs, une explosion de tendresses surélevées et de joies pures ; c'était aussi l'idiome de l'Eglise, l'Evangile musical accessible, comme l'Evangile même, aux plus raffinés et aux plus humbles.

Ah ! La vraie preuve du catholicisme, c'était cet art qu'il avait fondé, cet art que nul n'a surpassé encore ! C'était, en peinture et en sculpture les primitifs ; les mystiques dans les poésies et dans les proses ; en musique, c'était le plain-chant ; en architecture, c'était le roman et le gothique. Et tout cela se tenait, flambait en une seule gerbe, sur le même autel ; tout cela se conciliait en une touffe de pensées unique : révérer, adorer, servir le Dispensateur, en lui montrant, réverbéré dans l'âme de sa créature, ainsi qu'en un fidèle miroir, le prêt encore immaculé de ses dons.

Alors, dans cet admirable moyen âge, où l'art, allaité par l'Eglise, anticipa sur la mort, s'avança jusqu'au seuil de l'éternité, jusqu'à Dieu, le concept divin et la forme céleste furent devinés, entr'aperçus, pour la première et peut-être pour la dernière fois, par l'homme. Et ils se correspondaient, se répercutaient, d'arts en arts.

Les Vierges eurent des faces en amandes, des visages allongés comme ces ogives que le gothique amenuisa pour distribuer une lumières ascétique, un jour virginal, dans la châsse mystérieuse de ses nefs. Dans les tableaux des primitifs, le teint des saintes femmes devient transparent comme la cire paschale et leurs cheveux sont pâles comme les miettes dédorées des vrais encens ; leur corsage enfantin renfle à peine, leurs fronts bombent comme le verre des custodes, leurs doigts se fusèlent, leurs corps s'élancent ainsi que de fins piliers. Leur beauté devient, en quelque sorte, liturgique. Elles semblent vivre dans le feu des verrières, empruntant aux tourbillons en flammes des rosaces la roue de leurs auréoles, les braises bleues de leurs yeux, les tisons mourants de leurs lèvres, gardant pour leurs parures les couleurs dédaignées de leurs chairs, les dépouillant de leurs lueurs, les muant, lorsqu'elles les transportent sur l'étoffe, en des tons opaques qui aident encore par leur contraste à attester la clarté séraphique du regard, la dolente candeur de la bouche que parfume, suivant le propre du temps, la senteur de lis des cantiques, ou la pénitentielle odeur de la myrrhe des psaumes.

Il y eut alors entre artistes une coalition de cervelles, une fonte d'âmes. Les peintres s'associèrent dans un même idéal de beauté avec les architectes ; ils affilièrent en un indestructible accord les cathédrales et les saintes ; seulement, au rebours des usages connus, ils sertirent le bijou d'après l'écrin, modelèrent les reliques d'après la châsse.

De leur côté, les proses chantées de l'Eglise eurent de subtiles affinités avec les toiles des primitifs. Les répons de ténèbres de Vittoria ne sont-ils pas d'une inspiration similaire, d'une altitude égale à celles du chef-d'oeuvre de Quentin Metsys, l' ensevelissement du Christ ? le Regina coeli du musicien flamand Lassus n'a-t-il pas la bonne foi, l'allure candide et baroque de certaines statues de retables ou des tableaux religieux du vieux Brueghel ? Enfin le miserere du maître de chapelle de Louis xii, de Josquin De Près, n'a-t-il pas, de même que les panneaux des primitifs de la Bourgogne et des Flandres, un essor un peu patient, une simplesse filiforme un peu roide, mais n'exhale-t-il point, comme eux aussi, une saveur vraiment mystique, ne se contourne-t-il pas en une gaucherie vraiment touchante ? L'idéal de toutes ces oeuvres est le même et, par des moyens différents, atteint.

Quant au plain-chant, l'accord de sa mélodie avec l'architecture est certain aussi ; parfois, il se courbe ainsi que les sombres arceaux romans, surgit, ténébreux et pensif, tel que les pleins cintres. Le de profundis, par exemple, s'incurve semblable à ces grands arcs qui forment l'ossature enfumée des voûtes ; il est lent et nocturne comme eux ; il ne se tend que dans l'obscurité, ne se meut que dans la pénombre marrie des cryptes.

Parfois, au contraire, le chant grégorien semble emprunter au gothique ses lobes fleuris, ses flèches déchiquetées, ses rouets de gaze, ses trémies de dentelles, ses guipures légères et ténues comme des voix d'enfants. Alors il passe d'un extrême à l'autre, de l'ampleur des détresses à l'infini des joies. D'autres fois encore, la musique plane et la musique chrétienne qu'elle enfanta se plient de même que la sculpture à la gaieté du peuple ; elles s'associent aux allégresses ingénues, aux rires sculptés des vieux porches ; elles prennent ainsi que dans le chant de la Noël, l' adeste fideles, et dans l'hymne pascal l' o fili et filiae, le rythme populacier des foules ; elles se font petites et familières telles que les Evangiles, se soumettent aux humbles souhaits des pauvres, et leur prêtant un air de fête facile à retenir, un véhicule mélodique qui les emporte en de pures régions où ces âmes naïves s'ébattent aux pieds indulgents du Christ. Créé par l'Eglise, élevé par elle, dans les psallettes du moyen âge, le plain-chant est la paraphrase aérienne et mouvante de l'immobile structure des cathédrales ; il est l'interprétation immatérielle et fluide des toiles des primitifs ; il est la traduction ailée et il est aussi la stricte et la flexible étole de ces proses latines qu'édifièrent les moines, exhaussés, jadis, hors des temps, dans des cloîtres.

Il est maintenant altéré et décousu, vainement dominé par le fracas des orgues, et il est chanté Dieu sait comme ! La plupart des maîtrises, lorsqu'elles l'entonnent, se plaisent à simuler les borborygmes qui gargouillent dans les conduites d'eaux ; d'autres se délectent à imiter le grincement des crécelles, le hiement des poulies, le cri des grues ; malgré tout, son imperméable beauté subsiste, sourd quand même de ces meuglements égarés de chantres.

Le silence subit de l'église dispersa Durtal. Il se leva, regarda autour de lui ; dans son coin, personne, sinon deux pauvresses endormies, les pieds sur des barreaux de chaises, la tête sur leurs genoux. En se penchant un peu, il aperçut en l'air, dans une chapelle noire, le rubis d'une veilleuse brûlant dans un verre rouge ; aucun bruit, sauf le pas militaire d'un suisse, faisant sa ronde, au loin.

Durtal se rassit ; la douceur de cette solitude qu'aromatisait le parfum des cires mêlé aux souvenirs déjà lointains à cette heure des fumées d'encens, s'évanouit d'un coup. Aux premiers accords plaqués sur l'orgue, Durtal reconnut le dies irae, l'hymne désespérée du moyen âge ; instinctivement, il baissa le front et écouta.

Ce n'était plus, ainsi que dans le de profundis, une supplique humble, une souffrance qui se croit entendue, qui discerne pour cheminer dans sa nuit un sentier de lueurs ; ce n'était plus la prière qui conserve assez d'espoir pour ne pas trembler ; c'était le cri de la désolation absolue et de l'effroi. Et, en effet, la colère divine soufflait en tempête dans ces strophes. Elles semblaient s'adresser moins au Dieu de miséricorde, à l'exorable Fils qu'à l'inflexible Père, à Celui que l'Ancien Testament nous montre, bouleversé de fureur, mal apaisé par les fumigations des bûchers, par les incompréhensibles attraits des holocaustes. Dans ce chant, il se dressait, plus farouche encore, car il menaçait d'affoler les eaux, de fracasser les monts, d'éventrer, à coups de foudre, les océans du ciel. Et la terre épouvantée criait de peur.

C'était une voix cristalline, une voix claire d'enfant qui clamait dans le silence de la nef l'annonce des cataclysmes ; et après elle, la maîtrise chantait de nouvelles strophes où l'implacable Juge venait, dans les éclats déchirants des trompettes, purifier par le feu la sanie du monde.

Puis, à son tour, une basse profonde, voûtée, comme issue des caveaux de l'église, soulignait l'horreur de ces prophéties, aggravait la stupeur de ces menaces ; et après une courte reprise du choeur, un alto les répétait, les détaillait encore et alors que l'effrayant poème avait épuisé le récit des châtiments et des peines, dans le timbre suraigu, dans le fausset d'un petit garçon, le nom de Jésus passait et c'était une éclaircie dans cette trombe ; l'univers haletant criait grâce, rappelait, par toutes les voix de la maîtrise, les miséricordes infinies du Sauveur et ses pardons, le conjurait de l'absoudre, comme jadis il épargna le larron pénitent et la Madeleine.

Mais, dans la même mélodie désolée et têtue, la tempête sévissait à nouveau, noyait de ses lames les plages entrevues du ciel, et les solos continuaient, découragés, coupés par les rentrées éplorées du choeur, incarnant tout à tour, avec la diversité des voix, les conditions spéciales des hontes, les états particuliers des transes, les âges différents des pleurs.

A la fin, alors que mêlées encore et confondues, ces voix avaient charrié, sur les grandes eaux de l'orgue, toutes les épaves des douleurs humaines, toutes les bouées des prières et des larmes, elles retombaient exténuées, paralysées par l'épouvante, gémissaient en des soupirs d'enfant qui se cache la face, balbutiaient le dona eis requiem, terminaient, épuisées, par un amen si plaintif qu'il expirait ainsi qu'une haleine, au dessus des sanglots de l'orgue.

Quel homme avait pu imaginer de telles désespérances, rêver à de tels désastres ? Et Durtal se répondait : personne.

Le fait est que l'on s'était vainement ingénié à découvrir l'auteur de cette musique et de cette prose. On les avait attribuées à Frangipani, à Thomas de Celano, à saint Bernard, à un tas d'autres, et elles demeuraient anonymes, simplement formées par les alluvions douloureuses des temps. Le dies irae semblait être tout d'abord tombé, ainsi qu'une semence de désolation, dans les âmes éperdues du onzième siècle ; il y avait germé, puis lentement poussé, nourri par la sève des angoisses, arrosé par la pluie des larmes. Il avait été enfin taillé lorsqu'il avait paru mûr et il avait été trop ébranché peut-être, car dans l'un des premiers textes que l'on connaît, une strophe, depuis disparue, évoquait la magnifique et barbare image de la terre qui tournait en crachant des flammes, tandis que les constellations volaient en éclats, que le ciel se ployait en deux comme un livre ! Tout cela n'empêche, conclut Durtal, que ces tercets tramés d'ombre et de froid, frappés de rimes se répercutant en de durs échos, que cette musique de toile rude qui enrobe les phrases telle qu'un suaire et dessine les contours rigides de l'oeuvre ne soient admirables ! — et pourtant ce chant qui étreint, qui rend avec tant d'énergie l'ampleur de cette prose, cette période mélodique qui parvient, tout en ne variant pas, tout en restant la même, à exprimer tour à tour la prière et l'effroi, m'émeut, me poigne moins que le de profundis qui n'a cependant ni cette grandiose envergure, ni ce cri déchirant d'art.

Mais, chanté en faux-bourdon, ce psaume est terreux et suffoquant. Il sort du fond même des sépulcres, tandis que le dies irae ne jaillit que du seuil des tombes. L'un est la voix même du trépassé, l'autre celles des vivants qui l'enterrent, et le mort pleure, mais reprend un peu de courage, quand déjà ceux qui l'ensevelissent désespèrent.

En fin de compte, je préfère le texte du dies irae à celui du de profundis, et la mélodie du de profundis à celle du dies irae. il est vrai de dire aussi que cette dernière prose est modernisée, chantée théâtralement ici, sans l'imposante et nécessaire marche d'un unisson, conclut Durtal.

Cette fois, par exemple, c'est dénué d'intérêt, reprit-il, sortant de ses réflexions, pour écouter, pendant une seconde le morceau de musique moderne que dévidait maintenant la maîtrise. Ah ! Qui donc se décidera à proscrire cette mystique égrillarde, ces fonts à l'eau de bidet qu'inventa Gounod ? Il devrait y avoir vraiment des pénalités surprenantes pour les maîtres de chapelle qui admettent l'onanisme musical dans les églises ! C'est, comme ce matin à la Madeleine où j'assistais par hasard aux interminables funérailles d'un vieux banquier ; on joua une marche guerrière avec accompagnement de violoncelles et de violons, de tubas et de timbres, une marche héroïque et mondaine pour saluer le départ en décomposition d'un financier ! ... c'est réellement absurde ! — et, sans plus écouter la musique de Saint-Sulpice, Durtal se transféra, en pensée, à la Madeleine, et repartit, à fond de train, dans ses rêveries.

En vérité, se dit-il, le clergé assimile Jésus à un touriste, lorsqu'il l'invite, chaque jour, à descendre dans cette église dont l'extérieur n'est surmonté d'aucune croix et dont l'intérieur ressemble au grand salon d'un Continental ou d'un Louvre. Mais comment faire comprendre à des prêtres que la laideur est sacrilège et que rien n'égale l'effrayant péché de ce bout-ci, bout-là de romain et de grec, de ces peintures d'octogénaires, de ce plafond plat et ocellé d'oeils-de-boeuf d'où coulent, par tous les temps, les lueurs avariées des jours de pluie, de ce futile autel que surmonte une ronde d'anges qui, prudemment éperdus, dansent, en l'honneur de la Vierge, un immobile rigaudon de marbre ? Et pourtant, à la Madeleine, aux heures d'enterrement, lorsque la porte s'ouvre et que le mort s'avance dans une trouée de jour, tout change. Comme un antiseptique supraterrestre, comme un thymol extrahumain, la liturgie épure, désinfecte la laideur impie de ces lieux.

Et, recensant ses souvenirs du matin, Durtal revit, en fermant les yeux, au fond de l'abside en hémicycle, le défilé des robes rouges et noires, des surplis blancs, qui se rejoignaient devant l'autel, descendaient ensemble les marches, s'acheminaient, mêlés jusqu'au catafalque, puis, là, se redivisaient encore, en le longeant, et se rejoignaient, se confondant à nouveau, dans la grande allée bordée de chaises.

Cette procession lente et muette, précédée par d'incomparables suisses, vêtus de deuil, avec l'épée en verrouil et une épaulette de général en jais, s'avançait, la croix en tête, au-devant du cadavre couché sur des tréteaux et, de loin, dans cette cohue de lueurs tombées du toit et de feux allumés autour du catafalque et sur l'autel, le blanc des cierges disparaissait et les prêtres qui les portaient semblaient marcher, la main vide et levée, comme pour désigner les étoiles qui les accompagnaient, en scintillant au-dessus de leurs têtes.

Puis, quand la bière fut entourée par le clergé, le de profundis éclata, du fond du sanctuaire, entonné par d'invisibles chantres.

— Ça, c'était bien, se dit Durtal. A la Madeleine, les voix des enfants sont aigres et frêles et les basses sont mal décantées et sont blettes ; nous sommes évidemment loin de la maîtrise de Saint-Sulpice, mais c'était quand même superbe ; puis quel moment que celui de la communion du prêtre, lorsque, sortant tout à coup des mugissements du choeur, la voix du ténor lance au dessus du cadavre la magnifique antienne du plain-chant :

requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis.

Il semble qu'après toutes les lamentations du de profundis et du dies irae, la présence de Dieu qui vient, là, sur l'autel, apporte un soulagement et légitime la confiante et solennelle fierté de cette phrase mélodique qui invoque alors le Christ sans alarmes et sans pleurs.

La messe se termine, le célébrant disparaît et, de même qu'au moment où le mort entra, le clergé, précédé par les suisses, s'avance vers le cadavre, et, dans le cercle enflammé des cierges, un prêtre en chape profère les puissantes prières des absoutes. Alors, la liturgie se hausse, devient plus admirable encore. Médiatrice entre le coupable et le Juge, l'Eglise, par la bouche de son prêtre, adjure le Seigneur de pardonner à la pauvre âme : non intres in judicium cum servo tuo, Domine... ; puis, après l' amen, lancé par l'orgue et toute la maîtrise, une voix se lève dans le silence et parle au nom du mort : libera me...

Et le choeur continue le vieux chant du dixième siècle. Ainsi que dans le dies irae qui s'appropria des fragments de ces plaintes, le Jugement dernier flamboie et d'impitoyables répons attestent au trépassé la véracité de ses trances, lui confirment qu'à la chute des temps, le Juge viendra, dans le hourra des foudres, châtier le monde. Et le prêtre fait à grands pas le tour du catafalque, le brode de perles d'eau bénite, l'encense, abrite la pauvre âme qui pleure, la console, la prend contre lui, la couvre, en quelque sorte, de sa chape et il intervient encore pour qu'après tant de fatigues et de peines, le Seigneur permette à la malheureuse de dormir, loin des bruits de la terre, dans un repos sans fin.

Ah ! Jamais, dans aucune religion, un rôle plus charitable, une mission plus auguste, ne fut réservé à un homme. Elevé au-dessus de l'humanité tout entière par la consécration, presque déifié par le sacerdoce, le prêtre pouvait, alors que la terre gémissait ou se taisait, s'avancer au bord de l'abîme et intercéder pour l'être que l'Eglise avait ondoyé, étant enfant, et qui l'avait sans doute oubliée depuis, et qui l'avait peut-être même persécutée jusqu'à sa mort. Et l'Eglise ne défaillait point dans cette tâche. Devant cette boue de chairs, tassée dans une caisse, elle pensait à la voirie de l'âme et s'écriait : " Seigneur, des portes de l'enfer, arrachez-la " ; mais, à la fin de l'absoute, au moment où le cortège tournait le dos et s'acheminait vers la sacristie, elle semblait, elle aussi, inquiète. Recensant peut-être, en une seconde, les méfaits commis pendant son existence par ce cadavre, elle paraissait douter que ses suppliques fussent admises, et ce doute, que ses paroles n'avouaient point, passait dans l'intonation du dernier amen, murmuré à la Madeleine par des voix d'enfants.

Timide et lointain, doux et plaintif, cet amen disait : " nous avons fait ce que nous pouvions, mais... mais... " et, dans le funèbre silence que laissait ce départ du clergé quittant la nef, l'ignoble réalité demeurait seule de la coque vide, enlevée à bras d'hommes, jetée dans une voiture, ainsi que ces rebuts de boucherie qu'on emporte, le matin, pour les saponifier dans les fondoirs.

Quand on évoque, en face de ces douloureuses oraisons, de ces éloquentes absoutes, une messe de mariage, comme cela change ! Continua Durtal. Là, l'Eglise est désarmée et sa liturgie musicale est quasi nulle. Il faut bien alors qu'elle joue les marches nuptiales des Mendelssohn, qu'elle emprunte aux auteurs profanes la gaieté de leurs chants pour célébrer la brève et la vaine joie des corps. Se figure-t-on-et cela se fait pourtant-le cantique de la Vierge servant à magnifier l'impatiente allégresse d'une jeune fille qui attend qu'un monsieur l'entame, le soir même, après un repas ? S'imagine-t-on le te deum chantant la béatitude d'un homme qui va forcer sur un lit une femme qu'il épouse parce qu'il n'a pas découvert d'autres moyens de lui voler sa dot ? Loin de ce fermage infamant des chairs, le plain-chant demeure parqué dans ses antiphonaires, comme le moine dans son cloître ; et quand il en sort, c'est pour faire jaillir devant le Christ la gerbe des douleurs et des peines. Il les condense et les résume en d'admirables plaintes et si, las d'implorer, il adore, alors ses élans glorifient les événements éternels, les Rameaux et les Pâques, les Pentecôtes et les Ascensions, les Epiphanies et les Noëls ; alors, il déborde d'une joie si magnifique, qu'il bondit hors des mondes, exubère, en extase, aux pieds d'un Dieu ! Quant aux cérémonies mêmes de l'enterrement, elles ne sont plus aujourd'hui qu'un train-train fructueux, qu'une routine officielle, qu'un treuil d'oraisons qu'on tourne, machinalement, sans y penser. L'organiste songe à sa famille et rumine ses ennuis pendant qu'il joue ; l'homme qui pompe l'air et le refoule dans les tuyaux pense au demi-setier qui tarira ses sueurs ; les ténors et les basses soignent leurs effets, se mirent dans l'eau plus ou moins ridée de leurs voix ; les enfants de la maîtrise rêvent d'aller galopiner, après la messe ; d'ailleurs, ni les uns, ni les autres, ne comprennent un mot du latin qu'ils chantent et qu'ils abrègent, du reste, ainsi que dans le dies irae dont ils suppriment une partie des strophes.

De son côté, la bedeaudaille suppute les fonds que le trépassé rapporte et le prêtre même, excédé par ces prières qu'il a tant lues et pressé par l'heure du repas, expédie l'office, prie mécaniquement du bout des lèvres, tandis que les assistants ont hâte, eux aussi, que la messe, qu'ils n'ont pas écoutée d'ailleurs, s'achève pour serrer la main des parents et quitter le mort.

C'est une inattention absolue, un ennui profond. Et pourtant, c'est effrayant ce qui est là, sur des tréteaux, ce qui attend là, dans l'église ; car enfin, c'est l'étable vide, à jamais abandonnée, du corps ; et c'est cette étable même qui s'effondre. Du purin qui fétide, des gaz qui émigrent, de la viande qui tourne, c'est tout ce qui reste ! Et l'âme, maintenant que la vie n'est plus et que tout commence ? Personne n'y songe ; pas même la famille, énervée par la longueur de l'office, absorbée dans son chagrin et qui ne regrette, en somme, que la présence visible de l'être qu'elle a perdu, personne, excepté moi, se disait Durtal, et quelques curieux qui s'unissent, terrifiés, au dies irae et au libera dont ils comprennent et la langue et le sens ! Alors, par le son extérieur des mots, sans l'aide du recueillement, sans l'appui même de la réflexion, l'Eglise agit.

Et c'est là le miracle de sa liturgie, le pouvoir de son verbe, le prodige toujours renaissant des paroles créées par des temps révolus, des oraisons apprêtées par des siècles morts ! Tout a passé ; rien de ce qui fut surélevé dans les âges abolis ne subsiste. Et ces proses demeurées intactes, criées par des voix indifférentes et projetées de coeurs nuls, intercèdent, gémissent, implorent, efficacement, quand même, par leur force virtuelle, par leur vertu talismanique, par leur inaliénable beauté, par la certitude toute-puissante de leur foi. Et c'est le moyen âge qui nous les légua pour nous aider à sauver, s'il se peut, l'âme du mufle moderne, du mufle mort ! A l'heure actuelle, conclut Durtal, il ne reste de propre à Paris que les cérémonies presque similaires des prises d'habit et des enterrements. Le malheur, c'est que, lorsqu'il s'agit d'un somptueux cadavre, les pompes funèbres sévissent.

Elles sortent alors un mobilier à faire frémir, des statues argentées de Vierges d'un goût atroce, des cuvettes de zinc dans lesquelles flambent des bols de punch vert, des candélabres en fer-blanc, supportant au bout d'une tige qui ressemble à un canon dressé, la gueule en l'air, des araignées renversées sur le dos et dont les pattes emmanchées de bougies brûlent, toute une quincaillerie funéraire du temps du premier Empire, frappée en relief de patères, de feuilles d'acanthe, de sabliers ailés, de losanges et de grecques ! — le malheur aussi, c'est que, pour rehausser le misérable apparat de ces fêtes, l'on joue du Massenet et du Dubois, du Benjamin Godard et du Widor, ou pis encore, du bastringue de sacristie, de la mystique de beuglant, comme les femmes affiliées aux confréries du mois de mai en chantent ! Et puis, hélas ! L'on n'entend plus les tempêtes des grandes orgues et les majestés douloureuses du plain-chant, qu'aux convois des détenteurs ; pour les pauvres, rien-ni maîtrise, ni orgue-quelques poignées d'oraisons ; trois coups de pinceau trempé dans un bénitier et c'est un mort de plus sur lequel il pleut et qu'on enlève ! L'Eglise sait pourtant que la charogne du riche purule autant que celle du pauvre et que son âme pue davantage encore ; mais elle brocante les indulgences et bazarde les messes ; elle est, elle aussi, ravagée par l'appât du lucre ! Il ne faut pas cependant que je pense trop de mal des crevés opulents, fit Durtal, après un silence de réflexions ; car enfin, c'est grâce à eux que je puis écouter l'admirable liturgie des funérailles ; ces gens qui n'ont peut-être fait aucun bien, pendant leur vie, font, au moins, sans le savoir, cette charité, à quelques-uns, après leur mort.

Un brouhaha le ramena à Saint-Sulpice ; la maîtrise partait ; l'église allait se clore. J'aurais bien dû tâcher de prier, se dit-il ; cela eût mieux valu que de rêvasser dans le vide ainsi sur une chaise ; mais prier ? Je n'en ai pas le désir ; je suis hanté par le catholicisme, grisé par son atmosphère d'encens et de cire, je rôde autour de lui, touché jusqu'aux larmes par ses prières, pressuré jusqu'aux moelles par ses psalmodies et par ses chants. Je suis bien dégoûté de ma vie, bien las de moi, mais de là à mener une autre existence il y a loin ! Et puis... et puis... si je suis perturbé dans les chapelles, je redeviens inému et sec dès que j'en sors. Au fond, se dit-il, en se levant et en suivant les quelques personnes qui se dirigeaient, rabattues par le suisse vers une porte, au fond, j'ai le coeur racorni et fumé par les noces, je ne suis bon à rien.


 

PREMIERE PARTIE, CHAP. II

 

Comment était-il redevenu catholique, comment en était-il arrivé là ? Et Durtal se répondait : je l'ignore, tout ce que je sais, c'est qu'après avoir été pendant des années incrédule, soudain je crois.

Voyons, se disait-il, tâchons cependant de raisonner si tant est que, dans l'obscurité d'un tel sujet, le bon sens subsiste.

En somme, ma surprise tient à des idées préconçues sur les conversions. J'ai entendu parler du bouleversement subit et violent de l'âme, du coup de foudre, ou bien de la foi faisant à la fin explosion dans un terrain lentement et savamment miné. Il est bien évident que les conversions peuvent s'effectuer suivant l'un ou l'autre de ces deux modes, car Dieu agit comme bon lui semble, mais il doit y avoir aussi un troisième moyen qui est sans doute le plus ordinaire, celui dont le Sauveur s'est servi pour moi. Et celui-là consiste en je ne sais quoi ; c'est quelque chose d'analogue à la digestion d'un estomac qui travaille, sans qu'on le sente. Il n'y a pas eu de chemin de Damas, pas d'événements qui déterminent une crise ; il n'est rien survenu et l'on se réveille un beau matin, et sans que l'on sache ni comment, ni pourquoi, c'est fait.

Oui, mais cette manoeuvre ressemble fort, en somme, à celle de cette mine qui n'éclate qu'après avoir été profondément creusée. Eh ! Non, car, dans ce cas, les opérations sont sensibles ; les objections qui embarrassaient la route sont résolues ; j'aurais pu raisonner, suivre la marche de l'étincelle le long du fil et, ici, pas. J'ai sauté à l'improviste, sans avoir été prévenu, sans même m'être douté que j'étais si studieusement sapé. Et ce n'est pas davantage le coup de foudre, à moins que je n'admette un coup de foudre qui serait occulte et taciturne, bizarre et doux. Et ce serait encore faux, car ce bouleversement brusque de l'âme vient presque toujours à la suite d'un malheur ou d'un crime, d'un acte enfin que l'on connaît.

Non, la seule chose qui me semble sûre, c'est qu'il y a eu, dans mon cas, prémotion divine, grâce. Mais, fit-il, alors la psychologie de la conversion serait nulle ? Et il se répondit : ça m'en a tout l'air, car je cherche vainement à me retracer les étapes par lesquelles j'ai passé ; sans doute, je peux relever sur la route parcourue, çà et là, quelques bornes : l'amour de l'art, l'hérédité, l'ennui de vivre ; je peux même me rappeler des sensations oubliées d'enfance, des cheminements souterrains d'idées suscitées par mes stations dans les églises ; mais ce que je ne puis faire, c'est relier ces fils, les grouper en faisceau ; ce que je ne puis comprendre, c'est la soudaine et la silencieuse explosion de lumière qui s'est faite en moi. Quand je cherche à m'expliquer comment, la veille, incrédule, je suis devenu, sans le savoir, en une nuit, croyant, eh bien ! Je ne découvre rien, car l'action céleste a disparu, sans laisser de traces. Il est bien certain, reprit-il, après un silence de pensée, que c'est la Vierge qui agit dans ces cas-là sur nous ; c'est elle qui vous pétrit et vous remet entre les mains du Fils ; mais ses doigts sont si légers, si fluides, si caressants que l'âme qu'ils ont retournée n'a rien senti.

Par contre, si j'ignore la marche et les relais de ma conversion, je puis au moins deviner quels sont les motifs qui, après une vie d'indifférence, m'ont ramené dans les parages de l'Eglise, m'ont fait errer dans ses alentours, m'ont enfin poussé par le dos pour m'y faire entrer.

Et il se disait sans ambages, il y a trois causes : d'abord un atavisme d'ancienne famille pieuse éparse dans des monastères ; et des souvenirs d'enfance lui revenaient, de cousines, de tantes, entrevues dans des parloirs, des femmes douces et graves, blanches comme des oublies, qui l'intimidaient, en parlant bas, qui l'inquiétaient presque lorsqu'en le regardant, elles demandaient s'il était sage. Il éprouvait une sorte de peur, se réfugiait dans les jupes de sa mère, tremblant quand, en partant, il fallait apporter son front au-devant de lèvres décolorées pour subir le souffle d'un baiser froid. De loin, alors qu'il y songeait maintenant, ces entrevues qui l'avaient tant gêné dans son enfance lui semblaient exquises. Il y mettait toute une poésie de cloître, enveloppait ces parloirs si nus d'une odeur effacée de boiseries et de cire ; et il revoyait aussi les jardins qu'il avait traversés dans ces couvents, des jardins embaumant le parfum amer et salé du buis, plantés de charmilles, semés de treilles dont les raisins toujours verts ne mûrissaient point, espacés de bancs dont la pierre rongée gardait des anciennes ondées des oeils d'eau ; et mille détails lui revenaient de ces allées de tilleuls si tranquilles, de ces sentiers où il courait dans la guipure noire que dessinait sur le sol l'ombre tombée des branches. Il conservait de ces jardins qui lui paraissaient devenir plus grands à mesure qu'il avançait en âge un souvenir un peu confus où tremblait l'image embrouillée d'un vieux parc aulique et d'un verger de presbytère, situé au nord, resté, même quand le soleil l'échauffait, un peu humide.

Il n'était pas surprenant que ces sensations déformées par le temps eussent laissé en lui des infiltrations d'idées pieuses qui se creusaient alors qu'il les embellissait, en y songeant ; tout cela pouvait avoir sourdement fermenté pendant trente années et se lever maintenant.

Mais les deux autres causes qu'il connaissait avaient dû être encore plus actives.

C'était son dégoût de l'existence et sa passion de l'art ; et ce dégoût s'aggravait certainement de sa solitude et de son oisiveté.

Après avoir autrefois logé ses amitiés au hasard des gens et essuyé les plâtres d'âmes qui n'avaient aucun rapport avec la sienne, il s'était, après tant d'inutile vagabondage, enfin fixé ; il avait été l'intime ami d'un docteur des Hermies, un médecin épris de démonomanie et de mystique et du sonneur de cloches de Saint-Sulpice, du breton Carhaix. Ces affections-là n'étaient plus commes celles qu'il avaient connues, tout en superficie et en façade ; elles étaient spacieuses et profondes, basées sur des similitudes de pensées, sur des lignes indissolubles d'âmes ; et celles-là avaient été brusquement rompues ; à deux mois de distance, des Hermies et Carhaix mouraient, tués, l'un par une fièvre typhoïde, l'autre par un refroidissement qui l'alita, après qu'il eut sonné l'angélus du soir dans sa tour.

Ce furent pour Durtal d'affreux coups. Son existence qu'aucun lieu n'amarra plus partit à la dérive ; il erra, dispersé, se rendant compte que cet abandon était définitif, que, pour lui, l'âge n'était plus où l'on s'unit encore.

Aussi vivait-il seul, à l'écart, dans ses livres, mais la solitude qu'il supportait bravement quand il était occupé, quand il préparait un livre, lui devenait intolérable lorsqu'il était oisif. Il s'acagnardait des après-midi dans un fauteuil, s'essorait dans des songes ; c'était alors surtout que des idées fixes se promenaient en lui ; elles finissaient par lui jouer derrière le rideau baissé de ses yeux des féeries dont les actes ne variaient guère. Toujours des nudités lui dansaient dans la cervelle, au chant des psaumes ; et il sortait de ces rêveries, haletant, énervé, capable, si un prêtre s'était trouvé là, de se jeter en pleurant à ses pieds, de même qu'il se fût rué aux plus basses ordures si une fille eût été près de lui, dans sa chambre.

Chassons par le travail tous ces phantasmes, se criait-il, mais travailler à quoi ? Après avoir fait paraître une histoire de Gilles De Rais qui avait pu intéresser quelques artistes, il demeurait sans sujet, à l'affût d'un livre. Comme il était, en art, un homme d'excès, il sautait aussitôt d'un extrême à l'autre, et, après avoir fouillé le satanisme au moyen âge, dans son récit du maréchal De Rais, il ne voyait plus d'intéressant à forer qu'une vie de sainte et quelques lignes découvertes dans les études sur la mystique de Goerres et de Ribet l'avaient lancé sur la piste d'une bienheureuse Lydwine, en quête de documents neufs.

Mais en admettant même qu'il en déterrât, pouvait-il ouvrer une vie de sainte ? Il ne le croyait pas et les arguments sur lesquels il étayait son avis semblaient plausibles.

L'hagiographie était une branche maintenant perdue de l'art ; il en était d'elle ainsi que de la sculpture sur bois et des miniatures des vieux missels. Elle n'était plus aujourd'hui traitée que par des marguilliers et par des prêtres, par des commissionnaires de style qui semblent toujours, lorsqu'ils écrivent, charger leurs fétus d'idées sur des camions ; et elle était, entre leurs mains, devenue un des lieux communs de la bondieuserie, une transposition dans le livre des statuettes des Froc-Robert, des images en chromo des Bouasse. La voie était donc libre et il semblait tout d'abord aisé de la planer ; mais pour extraire le charme des légendes, il fallait la langue naïve des siècles révolus, le verbe ingénu des âges morts. Comment arriver à exprimer aujourd'hui le suc dolent et le blanc parfum des très anciennes traductions de la légende dorée de Voragine ? Comment lier en une candide gerbe ces fleurs plaintives que les moines cultivèrent dans les pourpris des cloîtres, alors que l'hagiographie était la soeur de l'art barbare et charmant des enlumineurs et des verriers, de l'ardente et de la chaste peinture des primitifs ? On ne pouvait cependant songer à se livrer à de studieux pastiches, s'efforcer de singer froidement de telles oeuvres. Restait alors la question de savoir si, avec les ressources de l'art contemporain, l'on parviendrait à dresser l'humble et la haute figure d'une sainte ; et c'était pour le moins douteux, car le manque de simplesse réelle, le fard trop ingénieux du style, les ruses d'un dessin attentif et la frime d'une couleur madrée transformeraient probablement l'élue en une cabotine. Ce ne serait plus une sainte, mais une actrice qui en jouerait plus ou moins adroitement le rôle ; et alors, le charme serait détruit, les miracles paraîtraient machinés, les épisodes seraient absurdes ! ... puis... puis... encore faudrait-il avoir une foi qui fût vraiment vive et croire à la sainteté de son héroïne, si l'on voulait tenter de l'exhumer et de la faire revivre dans une oeuvre.

Cela est si exact que voici Gustave Flaubert qui a écrit d'admirables pages sur la légende de Saint Julien L'Hospitalier. Elles marchent en un tumulte éblouissant et réglé, évoluent en une langue superbe dont l'apparente simplicité n'est due qu'à l'astuce compliquée d'un art inouï. Tout y est, tout, sauf l'accent qui eût fait de cette nouvelle un vrai chef-d'oeuvre. étant donné le sujet, il y manque, en effet, la flamme qui devrait circuler sous ces magnifiques phrases ; il y manque le cri de l'amour qui défaille, le don de l'exil surhumain, l'âme mystique ! D'un autre côté, les physionomies de saints d'Hello valent qu'on les lise. La foi jaillit dans chacun de ses portraits, l'enthousiasme déborde des chapitres, des rapprochements inattendus creusent d'inépuisables citernes de réflexions entre les lignes ; mais quoi ! Hello était si peu artiste que d'adorables légendes déteignent dans ses doigts quand il y touche ; la lésine de son style appauvrit les miracles et les rend inermes. Il y manque l'art qui sortirait ce livre de la catégorie des oeuvres blafardes, des oeuvres mortes ! L'exemple de ces deux hommes, opposés comme jamais écrivains ne le furent, et n'ayant pu atteindre la perfection, l'un, dans la légende de Saint Julien, parce que la foi lui faisait défaut et l'autre parce qu'il possédait une inextensible indigence d'art, décourageait complètement Durtal. Il faudrait être en même temps les deux, et rester encore soi, se disait-il, sinon à quoi bon s'atteler à de telles tâches ? Mieux vaut se taire ; et il se renfrognait, désespéré, dans son fauteuil.

Alors le mépris de cette existence déserte qu'il menait s'accélérait en lui et, une fois de plus, il se demandait l'intérêt que la Providence pouvait bien avoir à torturer ainsi les descendants de ses premiers convicts ? Et s'il n'obtenait pas de réponse, il était pourtant bien obligé de se dire qu'au moins l'Eglise recueillait, dans ces désastres, les épaves, qu'elle abritait les naufragés, les rapatriait, leur assurait enfin un gîte.

Pas plus que Schopenhauer dont il avait autrefois raffolé, mais dont la spécialité d'inventaires avant décès et les herbiers de plaintes sèches l'avaient lassé, l'Eglise ne décevait l'homme et ne cherchait à le leurrer, en lui vantant la clémence d'une vie qu'elle savait ignoble.

Par tous ses livres inspirés, elle clamait l'horreur de la destinée, pleurait la tâche imposée de vivre. L'ecclésiastique, l'ecclésiaste, le livre de Job, les lamentations de Jérémie attestaient cette douleur à chaque ligne et le moyen âge avait, lui aussi, dans l' imitation de Jésus-christ, maudit l'existence et appelé à grands cris la mort.

Plus nettement que Schopenhauer, l'Eglise déclarait qu'il n'y avait rien à souhaiter ici-bas, rien à attendre ; mais là où s'arrêtaient les procès-verbaux du philosophe, elle, continuait, franchissait les limites des sens, divulguait le but, précisait les fins.

Puis, se disait-il, tout bien considéré, l'argument de Schopenhauer tant prôné contre le Créateur et tiré de la misère et de l'injustice du monde, n'est pas, quand on y réfléchit, irrésistible, car le monde n'est pas ce que Dieu l'a fait, mais bien ce que l'homme en a fait.

Avant d'accuser le ciel de nos maux, il conviendrait sans doute de rechercher par quelles phases consenties, par quelles chutes voulues, la créature a passé, avant que d'aboutir au sinistre gâchis qu'elle déplore. Il faudrait maudire les vices de ses ancêtres et ses propres passions qui engendrèrent la plupart des maladies dont on souffre ; il faudrait se dire que si Dieu nous infligea l'excrément, l'homme y a par ses excès ajouté le pus ; il faudrait vomir la civilisation qui a rendu l'existence intolérable aux âmes propres et non le Seigneur qui ne nous a peut-être pas créés, pour être pilés à coups de canons, en temps de guerre, pour être exploités, volés, dévalisés, en temps de paix, par les négriers du commerce et les brigands des banques.

Ce qui reste incompréhensible, par exemple, c'est l'horreur initiale, l'horreur imposée à chacun de nous, de vivre ; mais c'est là un mystère qu'aucune philosophie n'explique.

Ah ! Reprenait-il, quand je songe à cette horreur, à ce dégoût de l'existence qui s'est, d'années en années, exaspéré en moi, comme je comprends que j'aie forcément cinglé vers le seul port où je pouvais trouver un abri, vers l'Eglise.

Jadis, je la méprisais, parce que j'avais un pal qui me soutenait lorsque soufflaient les grands vents d'ennui ; je croyais à mes romans, je travaillais à mes livres d'histoire, j'avais l'art. J'ai fini par reconnaître sa parfaite insuffisance, son inaptitude résolue à rendre heureux. Alors j'ai compris que le pessimisme était tout au plus bon à réconforter les gens qui n'avaient pas un réel besoin d'être consolés ; j'ai compris que ses théories, alléchantes quand on est jeune et riche et bien portant, deviennent singulièrement débiles et lamentablement fausses, quand l'âge s'avance, quand les infirmités s'annoncent, quand tout s'écroule ! Je suis allé à l'hôpital des âmes, à l'Eglise. On vous y reçoit au moins, on vous y couche, on vous y soigne ; on ne se borne pas à vous dire, en vous tournant le dos, ainsi que dans la clinique du pessimisme, le nom du mal dont on souffre ! Enfin Durtal avait été ramené à la religion par l'art. Plus que son dégoût de la vie même, l'art avait été l'irrésistible aimant qui l'avait attiré vers Dieu.

Le jour où, par curiosité, pour tuer le temps, il était entré dans une église et, après tant d'années d'oubli, y avait écouté les vêpres des morts tomber lourdement, une à une, tandis que les chantres alternaient et jetaient l'un après l'autre, comme des fossoyeurs, des pelletées de versets, il avait eu l'âme remuée jusque dans ses combles. Les soirs où il avait entendu les admirables chants de l'octave des trépassés, à Saint-sulpice, il s'était senti pour jamais capté ; mais ce qui l'avait pressuré, ce qui l'avait asservi mieux encore, c'étaient les cérémonies, les chants de la semaine sainte. Il les avait visitées les églises, pendant cette semaine ! Elles s'ouvraient ainsi que des palais dévastés, ainsi que des cimetières ravagés de Dieu. Elles étaient sinistres avec leurs images voilées, leurs crucifix enveloppés d'un losange violet, leurs orgues taciturnes, leurs cloches muettes. La foule s'écoulait, affairée, sans bruit, marchait par terre, sur l'immense croix que dessinent la grande allée et les deux bras du transept et, entrée par les plaies que figurent les portes, elle remontait jusqu'à l'autel, là où devait poser la tête ensanglantée du Christ et elle baisait avidement, à genoux, le crucifix qui barrait la place du menton, au bas des marches.

Et cette foule devenait, elle-même, en se coulant dans ce moule crucial de l'église, une énorme croix vivante et grouillante, silencieuse et sombre. A Saint-sulpice où tout le séminaire assemblé pleurait l'ignominie de la justice humaine et la mort décidée d'un Dieu, Durtal avait suivi les incomparables offices de ces jours luctueux, de ces minutes noires, écouté la douleur infinie de la Passion, si noblement, si profondément exprimée à ténèbres par les lentes psalmodies, par le chant des lamentations et des psaumes ; mais quand il y songeait, ce qui le faisait surtout frémir, c'était le souvenir de la Vierge arrivant le jeudi, dès que la nuit tombait.

L'Eglise jusqu'alors absorbée dans son chagrin et couchée devant la croix se relevait et se mettait à sangloter, en voyant la mère.

Par toutes les voix de sa maîtrise, elle s'empressait autour de Marie, s'efforçait de la consoler, en mêlant les larmes du stabat aux siennes, en gémissant cette musique de plaintes endolories, en pressant sur la blessure de cette prose qui rendait de l'eau et du sang comme la plaie du Christ. Durtal sortait, accablé, de ces longues séances, mais ses tentations contre la foi se dissipaient ; il ne doutait plus ; il lui semblait qu'à Saint-sulpice, la grâce se mêlait aux éloquentes splendeurs des liturgies et que des appels passaient pour lui dans l'obscure affliction des voix ; aussi éprouvait-il une reconnaissance toute filiale pour cette église où il avait vécu de si douces et de si dolentes heures ! Et cependant, dans les semaines ordinaires, il ne la fréquentait point ; elle lui paraissait trop grande et trop froide et elle était si laide ! Il lui préférait des sanctuaires plus tièdes et plus petits, des sanctuaires où subsistaient encore des traces du moyen âge.

Alors, il se réfugiait, les jours de flâne, en sortant du Louvre où il s'était longuement évagué devant les toiles des primitifs, dans la vieille église de Saint-Séverin, enfouie en un coin du Paris pauvre.

Il y apportait les visions des toiles qu'il avait admirées au Louvre et il les contemplait à nouveau, dans ce milieu où elles se trouvaient vraiment chez elles.

Puis c'étaient des moments délicieux qu'il y écoulait, emporté dans ces nuées d'harmonie que sillonne l'éclair blanc de la voix enfantine jailli du tonnerre roulant des orgues.

Là, sans même prier, il sentait glisser en lui une langueur plaintive, un discret malaise ; Saint-Séverin le ravissait, l'aidait mieux que les autres à se suggérer, certains jours, une indéfinissable impression d'allégresse et de pitié, quelquefois même, alors qu'il songeait à la voirie de ses sens, à se natter l'âme de regrets et d'effroi. Souvent, il y allait ; surtout, le dimanche matin, à dix heures, à la grand'messe.

Là, il s'installait derrière le maître-autel, dans cette mélancolique et délicate abside plantée, ainsi qu'un jardin d'hiver, de bois rares et un peu fous. On eût dit d'un berceau pétrifié de très vieux arbres tout en fleurs, mais défeuillés, de ces futaies de piliers carrés ou taillés à larges pans, creusés d'entailles régulières près de leurs bases, côtelés sur leurs parcours comme des pieds de rhubarbe, cannelés comme des céleris.

Aucune végétation ne s'épanouissait au sommet de ces troncs qui arquaient leurs rameaux dénudés le long des voûtes, les rejoignaient, les aboutaient, assemblant à leurs points de suture, à leurs noeuds de greffe, d'extravagants bouquets de roses blasonnées, de fleurs armoriées et fouillées à jour ; et depuis près de quatre cents ans ces arbres immobilisaient leur sève et ne poussaient plus. Les hampes à jamais courbées restaient intactes ; la blanche écorce des piliers s'effritait à peine, mais la plupart des fleurs étaient flétries ; des pétales héraldiques manquaient ; certaines clefs de voûte ne gardaient plus que des calices stratifiés, ouvrés comme des nids, troués comme des éponges, chiffonnés comme des poignées de dentelles rousses. Et au milieu de cette flore mystique, parmi ces arbres lapidifiés, il en était un, bizarre et charmant, qui suggérait cette chimérique idée que la fumée déroulée des bleus encens était parvenue à se condenser, à se coaguler en pâlissant avec l'âge et à former, en se tordant, la spirale de cette colonne qui tournoyait sur elle-même et finissait par s'évaser en une gerbe dont les tiges brisées retombaient du haut des cintres.

Ce coin où se réfugiait Durtal était à peine éclairé par des verrières en ogive, losangées de mailles noires, serties de minuscules carreaux obscurcis par la poussière accumulée des temps, rendus plus sombres encore par les boiseries des chapelles qui les ceinturaient jusqu'à mi-corps.

Cette abside, elle était bien, si l'on voulait, un massif gelé de squelettes d'arbres, une serre d'essences mortes, ayant appartenu à la famille des palmifères, évoquant encore le souvenir d'invraisemblables phoenix, d'inexacts lataniers, mais elle rappelait aussi, avec sa forme en demi-lune et sa lumière trouble, l'image d'une proue de navire plongée sous l'onde. Elle laissait, en effet, filtrer au travers de ses hublots, aux vitres treillissées d'une résille noire, le murmure étouffé — que simulait le roulement des voitures ébranlant la rue-d'une rivière qui tamiserait dans le cours saumâtre de ses eaux des lueurs dédorées de jour. Le dimanche, à l'heure de la grand'messe, cette abside restait déserte. Tout le public emplissait la nef devant le maître-autel ou s'éparpillait plus loin dans une chapelle dédiée à Notre-dame. Durtal était donc à peu près seul ; et les gens même qui traversaient son refuge n'étaient ni hébétés, ni hostiles, ainsi que les fidèles des autres églises. C'étaient dans ce quartier de gueux, de très pauvres gens, des regrattières, des soeurs de charité, des loqueteux, des mioches ; c'étaient surtout des femmes en guenilles, marchant sur la pointe des pieds, s'agenouillant sans regarder autour d'elles, des humbles gênées même par le luxe piteux des autels, hasardant un oeil soumis et baissant le dos quand passait le suisse.

Touché par la timidité de ces misères muettes, Durtal écoutait la messe que chantait une maîtrise peu nombreuse, mais patiemment dressée. Mieux qu'à Saint-sulpice où pourtant les offices étaient autrement solennels et exacts, la maîtrise de Saint-Séverin entonnait cette merveille du plain-chant, le credo. elle l'enlevait, en quelque sorte, jusqu'au sommet du choeur et le faisait planer, les ailes grandes ouvertes, presque immobiles, au-dessus des ouailles prosternées, lorsque le verset et homo factus est prenait son lent et respectueux essor dans la voix baissée du chantre. C'était, à la fois, lapidaire et fluide, indestructible, ainsi que les articles du Symbole même, inspiré comme le texte que l'Esprit Saint dicta, dans leur dernière assemblée, aux apôtres réunis du Christ.

A Saint-Séverin, une voix de taureau clamait, seule, un verset, puis tous les enfants, soutenus par la réserve des chantres, lançaient les autres et les inaltérables vérités s'affirmaient à mesure, plus attentives, plus graves, plus accentuées, un peu plaintives même dans la voix isolée de l'homme, plus timides peut-être, mais aussi plus familières, plus joyeuses, dans l'élan pourtant contenu des gosses. A ce moment-là, Durtal se sentait soulevé et il se criait : mais il est impossible que les alluvions de la foi qui ont créé cette certitude musicale soient fausses ! L'accent de ces aveux est tel qu'il est surhumain et si loin de la musique profane qui n'a jamais atteint l'imperméable grandeur de ce chant nu ! Toute la messe était d'ailleurs à Saint-Séverin exquise. Le kyrie eleison sourd et somptueux ; le gloria in excelsis divisé entre le grand et le petit orgue, l'un chantant seul et l'autre dirigeant et soutenant le choeur, exultait d'allégresse ; le sanctus emballé, presque hagard alors que la maîtrise criait l' hosanna in excelsis, bondissait jusqu'aux cintres ; et l' agnus Dei s'élevait à peine en une claire mélodie suppliante, si humble qu'elle n'osait monter.

En somme, à part des salutaris de contrebande détaillés là, ainsi que toutes les églises, Saint-Séverin conservait, les dimanches ordinaires, la liturgie musicale, la chantait presque respectueusement avec des voix fragiles, mais bien teintées, d'enfants, avec des basses solidement bétonnées, remontant de leurs puits de vigoureux sons. Et c'était une joie pour Durtal que de s'attarder dans cet adorable milieu du moyen âge, dans cette ombre déserte, parmi ces chants qui s'élevaient derrière lui, sans qu'il fût troublé par les manigances des bouches qu'il ne pouvait voir. Il finissait par être pris aux moelles, suffoqué par de nerveuses larmes et toutes les rancoeurs de sa vie lui remontaient ; plein de craintes indécises, de postulations confuses qui l'étouffaient sans trouver d'issues, il maudissait l'ignominie de son existence, se jurait d'étouffer ses émois charnels.

Puis, quand la messe était terminée, il errait dans l'église même, s'exaltait devant l'essor de cette nef que quatre siècles bâtirent et scellèrent de leurs armes, en y apposant ces extraordinaires empreintes, ces fabuleux cachets qui s'épanouissent en relief sous le berceau renversé des voûtes. Ces siècles s'étaient réunis pour apporter aux pieds du Christ l'effort surhumain de leur art et les dons de chacun étaient visibles encore. Le treizième siècle avait taillé ces piliers bas et trapus dont les chapiteaux se couronnent de nymphéas, de trèfles d'eau, de feuillages à grandes côtes, volutés en crochets et tournés en crosse. Le quatorzième siècle avait élevé les colonnes des travées voisines sur le flanc desquelles des prophètes, des moines, des saints, soutiennent de leurs corps étendus la retombée des arcs. Le quinzième et le seizième avaient créé l'abside, le sanctuaire, quelques-uns même des vitraux ouverts au sommet du choeur et, bien qu'ils eussent été réparés par de vrais gnafs, ils n'en avaient pas moins gardé une grâce barbare, une naïveté vraiment touchante. Ils paraissaient avoir été dessinés par les ancêtres des imagiers d'Epinal et bariolés par eux de tons crus. Les donateurs et les saints qui défilaient dans ces clairs tableaux encadrés de pierre étaient tous maladroits et pensifs, vêtus de robes gomme-gutte, vert bouteille, bleu de prusse, rouge de groseille, violet d'aubergine et lie de vin qui se fonçaient encore au contact des chairs omises ou perdues, restées, en tout cas, comme leur épiderme de verre, incolores. Dans l'une de ces fenêtres, le Christ en croix semblait même limpide, tout en lumière, au milieu des taches azurées du ciel et des plaques rouges et vertes que formaient les ailes de deux anges dont le visage paraissait aussi taillé dans le cristal et rempli de jour.

Et ces vitraux, différents en cela de ceux des autres églises, absorbaient les rayons du soleil, sans les réfracter. Ils avaient sans doute été privés volontairement de reflets, afin de ne pas insulter par une insolente gaieté de pierreries en feu à la mélancolique détresse de cette église qui s'élevait dans l'atroce repaire d'un quartier peuplé de mendiants et d'escarpes.

Alors des réflexions assaillaient Durtal. Dans Paris, les basiliques modernes étaient inertes ; elles restaient sourdes aux prières qui se brisaient contre l'indifférence glacée de leurs murs. Comment se recueillir dans ces nefs où les âmes n'ont rien laissé d'elles, où lorsqu'elles allaient peut-être se livrer, elles avaient dû se reprendre, se replier, rebutées par l'indiscrétion d'un éclairage de photographe, offusquées même par l'abandon de ces autels où aucun saint n'avait jamais célébré la messe ? Il semblait que Dieu fût toujours sorti, qu'il ne rentrât que pour tenir sa promesse de paraître au moment de la consécration et qu'aussitôt après, il se retirât, méprisant, de ces édifices qui n'avaient pas été créés expressément pour lui, puisque, par la bassesse de leurs formes, ils pouvaient servir aux usages les plus profanes, puisque surtout ils ne lui apportaient point, à défaut de la sainteté, le seul don qui pût lui plaire, ce don de l'art qu'il a, lui-même, prêté à l'homme et qui lui permet de se mirer dans la restitution abrégée de son oeuvre, de se réjouir devant l'éclosion de cette flore dont il a semé les germes dans les âmes qu'il a triées avec soin, dans les âmes qu'il a, après celles de ses saints, vraiment élues.

Ah ! Les charitables églises du moyen âge, les chapelles moites et enfumées, pleines de chants anciens, de peintures exquises et cette odeur des cierges qu'on éteint, et ces parfums des encens qu'on brûle ! A Paris, il ne restait plus que quelques spécimens de cet art d'antan, que quelques sanctuaires dont les pierres suintaient réellement la foi ; parmi ceux-là, Saint-Séverin apparaissait à Durtal comme le plus exquis et le plus sûr. Il ne se sentait chez lui que là ; il croyait que s'il voulait enfin prier pour de bon, ce serait dans cette église qu'il devrait le faire, et il se disait : ici, l'âme des voûtes existe. Il est impossible que les ardentes prières, que les sanglots désespérés du moyen âge n'aient pas à jamais imprégné ces piliers et tanné ces murs ; il est impossible que cette vigne de douleurs où jadis des saints vendangèrent les grappes chaudes des larmes, n'ait pas conservé, de ces admirables temps, des émanations qui soutiennent, des effluves qui sollicitent encore la honte des péchés, l'aveu des pleurs ! De même que Sainte Agnès demeurant immaculée dans les bordeaux, cette église restait intacte dans un milieu infâme, alors que tout autour d'elle dans les rues, au Château rouge, à la crémerie Alexandre, là, à deux pas, la tourbe moderne des sacripants combinaient leurs méfaits, en cuvant, avec des prostituées, les boissons de crimes, les absinthes cuivrées et les trois six ! Dans ce territoire réservé du satanisme, elle émergeait, délicate et petite, frileusement emmitouflée dans les guenilles des cabarets et des taudis ; et, de loin, elle dressait encore, au-dessus des toits, son clocher frêle, pareil à une aiguille piquée la pointe en bas et ajourant en l'air son chas au travers duquel on apercevait, surplombant une sorte d'enclume, une minuscule cloche. Telle elle apparaissait, du moins, de la place Saint-André-des-arts.

Symboliquement, on eût dit d'un miséricordieux appel toujours repoussé par des âmes endurcies et martelées par les vices, de cette enclume qui n'était qu'une illusion d'optique et de cette très réelle cloche.

Et dire, songeait Durtal, dire que d'ignares architectes et que d'ineptes archéologues voudraient dégager Saint-Séverin de ses loques et la cerner avec les arbres en prison d'un square ! Mais elle a toujours vécu dans son lacis de rues noires ! Elle est volontairement humble, en accord avec le misérable quartier qu'elle assiste. Au moyen âge, elle était un monument d'intérieur et non une de ces impétueuses basiliques que l'on dressait en évidence sur de grandes places.

Elle était un oratoire pour les pauvres, une église agenouillée et non debout ; aussi serait-ce le contre-sens le plus absolu que de la sortir de son milieu, que de lui enlever ce jour d'éternel crépuscule, ces heures toutes en ombre, qui avivent sa dolente beauté de servante en prière derrière la haie impie des bouges ! Ah ! Si l'on pouvait la tremper dans l'atmosphère embrasée de Notre-dame-des-victoires et adjoindre à sa maigre psallette la puissante maîtrise de Saint-Sulpice, ce serait complet ! Se criait Durtal ; mais, hélas ! Ici-bas, rien d'entier, rien de parfait n'existe ! Enfin, au point de vue de l'art, elle était encore la seule qui le ravissait, car Notre-dame De Paris était trop grande et trop sillonnée par des touristes : puis les cérémonies s'y faisaient rares ; on y débitait juste le poids des prières exigées et la plupart des chapelles demeuraient closes ; enfin les voix de ses enfants étaient en coton à repriser ; à tous coups, elles cassaient, pendant que graillonnait l'âge avancé des basses. à Saint-Etienne-du-mont, c'était pis encore ; la coque de l'église était charmante, mais la maîtrise était une succursale de la maison Sanfourche ; on se serait cru dans un chenil où grognait une meute variée de bêtes malades ; quant aux autres sanctuaires de la rive gauche, ils étaient nuls ; l'on y supprimait d'ailleurs autant que possible le plain-chant, et partout l'on y embrenait avec des fredons libertins la pauvreté des voix.

Et c'était cependant encore sur cette rive que les églises se respectaient le mieux, car le district religieux de Paris s'arrête à ce côté de la Seine, cesse après que l'on a franchi les ponts.

En somme, en se récapitulant, il pouvait croire que Saint-Séverin par ses effluves et l'art délicieux de sa vieille nef, que Saint-sulpice par ses cérémonies et par ses chants l'avaient ramené vers l'art chrétien qui l'avait à son tour dirigé vers Dieu.

Puis, une fois aiguillé sur cette voie, il l'avait parcourue, était sorti de l'architecture et de la musique, avait erré sur les territoires mystiques des autres arts et ses longues stations au Louvre, ses incursions dans les bréviaires, dans les livres de Ruysbroeck, d'Angèle de Foligno, de Sainte Térèse, de Sainte Catherine de Gênes, de Madeleine de Pazzi, l'avaient encore affermi dans ses croyances. Mais ce bouleversement d'idées qu'il avait subi était trop récent pour que son âme encore déséquilibrée se tînt. Par instants, elle semblait vouloir se retourner et il se débattait alors pour l'apaiser. Il s'usait en disputes, en arrivait à douter de la sincérité de sa conversion, se disait : en fin de compte, je ne suis emballé à l'église que par l'art ; je n'y vais que pour voir ou pour entendre et non pour prier ; je ne cherche pas le Seigneur, mais mon plaisir. Ce n'est pas sérieux ! De même que dans un bain tiède, je ne sens point le froid si je reste immobile et que si je remue, je gèle, de même aussi à l'église mes élans chavirent dès que je bouge ; je suis presque enflammé dans la nef, moins chaud déjà sous le parvis et je deviens absolument glacé lorsque je suis dehors. Ce sont des postulations littéraires, des vibrations de nerfs, des échauffourées de pensées, des bagarres d'esprit, c'est tout ce que l'on voudra, sauf la foi. Mais ce qui l'inquiétait plus encore que ce besoin d'adjuvants pour s'attendrir, c'était que ses sens dévergondés s'exaspéraient au contact des idées pieuses. Il flottait, comme une épave, entre la luxure et l'Eglise et elles se le renvoyaient, à tour de rôle, le forçant dès qu'il s'approchait de l'une à retourner aussitôt auprès de celle qu'il avait quittée et il en venait à se demander s'il n'était pas victime d'une mystification de ses bas instincts cherchant à se ranimer, sans même qu'il en eût conscience, par le cordial d'une piété fausse. En effet, combien de fois l'avait-il vu se réaliser l'immonde miracle, alors qu'il sortait presque en larmes de Saint-Séverin ? Sournoisement, sans filiation d'idées sans gradation, sans soudure de sensations, sans même qu'une étincelle crépitât, ses sens prenaient feu et il était sans force pour les laisser se consumer seuls, pour leur résister.

Il se vomissait après, mais il était bien temps ! Et alors le mouvement inverse se produisait ; il avait envie de courir dans une chapelle, de s'y laver et il était si dégoûté de lui que, s'il allait quelquefois jusqu'à la porte, il n'osait entrer.

D'autres fois, au contraire, il se révoltait et se criait, furieux : c'est bête, à la fin, je me suis gâté le seul plaisir qui me restait, la chair. Jadis, je m'amusais et ne me répugnais point ; aujourd'hui, je paye mes pauvres godailles par des tourments. J'ai ajouté un ennui de plus dans mon existence ; ah ! Si c'était à refaire ! Et vainement, il se mentait, tentait de se justifier, en se suggérant des doutes.

Et si tout cela n'était pas véritable ? S'il n'y avait rien ? Si je me trompais ? Si les libres penseurs avaient raison ? Mais il était bien obligé de se prendre en pitié, car il sentait très distinctement, au fond de lui, qu'il possédait l'inébranlable certitude de la vraie foi. Ces discussions sont misérables et ces excuses que je cherche à mes saletés sont odieuses, se disait-il : et une flambée d'enthousiasme jaillissait en lui. Comment douter de la véracité des dogmes, comment nier la puissance divine de l'Eglise, mais elle s'impose ! D'abord elle a son art surhumain et sa mystique, puis n'est-elle donc pas surprenante la persistante inanité des hérésies vaincues ? Toutes, depuis que le monde existe, ont eu pour tremplin la chair. Logiquement, humainement, elles devaient triompher, car elles permettaient à l'homme et à la femme de satisfaire leurs passions, soi-disant en ne péchant pas, en se sanctifiant même comme les gnostiques, en rendant par les plus basses turpitudes hommage à Dieu.

Que sont-elles devenues ? Toutes ont sombré. L'Eglise, si inflexible sur cette question, est demeurée entière et debout. Elle ordonne au corps de se taire, à l'âme de souffrir et, contre toute vraisemblance, l'humanité l'écoute et balaie, tel qu'un fumier, les séduisantes allégresses qu'on lui propose.

N'est-elle pas décisive aussi cette vitalité que conserve l'Eglise, malgré l'insondable stupidité des siens ? Elle a résisté à l'inquiétante sottise de son clergé, elle n'a pas même été entamée par la maladresse, par le manque de talent de ses défenseurs ! C'est cela qui est fort ! Non, plus j'y songe, s'écriait-il, plus je la trouve prodigieuse, unique ! Plus je suis convaincu qu'une seule détient la vérité, qu'hors d'elle, ce ne sont plus que des luxations d'esprit, que des impostures, que des esclandres ! — l'Eglise, elle est le haras divin et le dispensaire céleste des âmes ; c'est elle qui les allaite, qui les élève, qui les panse ; elle, qui leur notifie, quand le temps des douleurs est venu, que la vie réelle ne commence pas à la naissance, mais bien à la mort. L'Eglise, elle est indéfectible, elle est suradmirable, elle est immense...

oui, mais alors, il faudrait suivre ses prescriptions et pratiquer les sacrements qu'elle exige ! Et Durtal, en hochant la tête, ne se répondait plus.


 

PREMIERE PARTIE, CHAP. III

 

Comme tous les incrédules il s'était dit, avant sa conversion : moi, si je croyais que Jésus est Dieu et que la vie éternelle n'est pas un leurre, je n'hésiterais point à renverser mes habitudes, à suivre autant que possible les règles religieuses, à demeurer, en tout cas, chaste. Et il s'étonnait que des gens qu'il avait connus et qui se trouvaient dans ces conditions n'eussent pas une attitude supérieure à la sienne. Lui, qui s'accordait depuis si longtemps d'indulgents pardons, devenait d'une singulière intolérance, dès qu'il s'agissait d'un catholique.

Il comprenait maintenant l'iniquité de ses jugements, se rendait compte qu'entre croire et pratiquer l'abîme le plus difficile à franchir existe.

Il n'aimait pas à se disputer sur cette question, mais elle revenait et l'obsédait quand même et il était bien obligé de s'avouer alors la mesquinerie de ses arguments, les méprisables raisons de ses résistances.

Il était encore assez franc pour se dire : je ne suis plus un enfant ; si j'ai la foi, si j'admets le catholicisme, je ne puis le concevoir, tiède et flottant, continuellement réchauffé par le bain-marie d'un faux zèle. Je ne veux pas de compromis et de trêves, d'alternances de débauches et de communions, de relais libertins et pieux, non, tout ou rien ; se muer de fond en comble ou ne rien changer ! Et aussitôt, il reculait épouvanté, essayait de fuir devant ce parti qu'il s'agissait de prendre, s'ingéniait à se disculper en ergotant pendant des heures, invoquait les plus piètres motifs pour demeurer tel qu'il était, pour ne pas bouger. Comment faire ? Si je n'obéis pas à des ordres que je sens s'affirmer, de plus en plus impérieux, en moi, je me prépare une vie de malaises et de remords, car je sais très bien que je ne dois pas m'éterniser ainsi sur le seuil, mais pénétrer dans le sanctuaire et y rester. Et si je me décide... ah ! Non, par exemple... car alors il faudra s'astreindre à un tas d'observances, se plier à des séries d'exercices, suivre la messe le dimanche, faire maigre le vendredi ; il faudra vivre en cagot, ressembler à un imbécile ! Et il se rappelait soudain, pour s'aider à la révolte, la dégaîne, la tête, des gens assidus dans les églises ; pour deux hommes qui avaient l'air d'êtres intelligents, d'êtres propres, combien, à n'en pas douter, étaient des cafards et des pleutres ! Presque tous avaient l'aspect louche, la voix huileuse, les yeux rampants, les lunettes inamovibles, les vêtements en bois noir des sacristains ; presque tous égrenaient d'ostensibles chapelets et, plus stratégiques, plus fourbes encore que les impies, ils rançonnaient leur prochain, en quittant Dieu.

Et les dévotes étaient encore moins rassurantes ; elles envahissaient l'église, s'y promenaient ainsi que chez elles, dérangeaient tout le monde, bousculaient les chaises, vous cognaient sans même demander pardon ; puis elles s'agenouillaient avec faste, prenaient des attitudes d'anges contrits, marmottaient d'intarissables patenôtres, sortaient de l'église encore plus arrogantes et plus aigres. Comme c'est encourageant de se dire qu'il faudra se mêler à la clique de ces pécores pieuses ! S'écriait-il.

Mais aussitôt, sans même qu'il le voulût, il se répondait : tu n'as pas à t'occuper des autres ; si tu étais plus humble, ces gens te paraîtraient sans doute moins hostiles ; ils ont dans tous les cas le courage qui te manque ; eux n'ont pas honte de leur foi et ils ne craignent pas de s'agenouiller en public devant leur Dieu.

Et Durtal restait penaud, car il devait bien s'avouer que cette riposte frappait juste. L'humilité lui faisait défaut, cela était sûr, mais ce qui était peut-être pis encore, il ne pouvait se soustraire au respect humain.

Il appréhendait de passer pour un sot ; la perspective d'être aperçu, à genoux, dans une église, l'horripilait ; l'idée, si jamais il devait communier, de se lever, d'affronter les regards pour s'acheminer vers l'autel, lui était intolérable.

S'il vient jamais, ce qu'il sera dur à subir ce moment-là ! Se disait-il ; et pourtant, c'est idiot, car enfin je n'ai que faire de l'opinion de personnes que je ne connais point ! Mais il avait beau se répéter que ses alarmes étaient absurdes, il ne parvenait pas à les surmonter, à se dissuader de la peur du ridicule.

Enfin, reprenait-il, quand même je me déciderais à sauter le fossé, à me confesser et à communier, il resterait toujours à résoudre la terrible question des sens ; il faudrait se déterminer à fuir les emprises de la chair, à renoncer aux filles, à accepter un éternel jeûne. ça, je n'y parviendrai jamais ! Sans compter que, dans tous les cas, le moment serait mal choisi si je tentais dès maintenant cet effort, car je n'ai jamais été si tourmenté que depuis ma conversion ; ah ! Ce que le catholicisme suscite d'immondes rumeurs lorsque l'on rôde dans ses alentours, sans y entrer ! Et à cette exclamation une autre répliquait aussitôt : eh bien ! Mais alors il faut y entrer ! Il s'irritait à tourner ainsi sur lui-même, sans changer de place et il essayait de dévier cette conversation, comme s'il se fût entretenu avec une autre personne dont les questions l'embarrassaient ; mais il y revenait quand même et, agacé, réunissait toute sa raison, l'appelait à l'aide.

Voyons, il faut tâcher de se repérer pourtant ! Il est évident que depuis que je me suis approché de l'Eglise, mes persuasions d'ordures sont devenues plus fréquentes et plus tenaces ; un autre fait est certain encore, c'est que je suis suffisamment usé par vingt ans de noce pour n'avoir plus de besoins charnels. Je pourrais donc parfaitement, en somme, si je le voulais bien, demeurer chaste ; mais il faudrait ordonner à ma misérable cervelle de se taire et je n'en ai pas la force ! — c'est effrayant tout de même, dire que je suis plus attisé que dans ma jeunesse, car maintenant mes désirs voyagent et, las de l'abri coutumier, ils partent à la recherche du mauvais gîte ! Comment expliquer cela ? Ne s'agirait-il pas alors d'une sorte de dyspepsie d'âme, ne digérant plus les sujets coutumiers, cherchant pour se nourrir des ravigotes de songeries, des salaisons d'idées ; ce serait donc cette inappétence des repas sains qui aurait engendré cette convoitise de mets baroques, cet idéal trouble, cette envie de s'échapper hors de moi, de franchir, ne fût-ce que pendant une seconde, les lisières tolérées des sens.

Dans ce cas, le catholicisme jouerait tout à la fois le rôle d'un révulsif et d'un déprimant. Il stimulerait ces souhaits maladifs et il me débiliterait en même temps, me livrerait, sans vigueur pour résister, à l'émoi de mes nerfs.

A force de s'ausculter, en errant ainsi, il finissait par s'acculer dans une impasse, aboutissait à cette conclusion : je ne pratique pas ma religion parce que je cède à d'ignobles instincts et je cède à ces instincts parce que je ne pratique pas ma religion. Mais ainsi au pied du mur, il regimbait, se demandant si cette dernière observation était bien juste ; car enfin, rien ne prouvait qu'après s'être approché des sacrements, il ne serait pas attaqué plus violemment encore. C'était même probable, car le démon s'acharnait surtout sur les gens pieux. Puis il se révoltais contre la lâcheté de ces remarques, se criait : je me mens, car je sais bien que si je faisais seulement mine de me défendre, je serais là-haut puissamment aidé.

Habile à se tourmenter, il continuait à se piétiner l'âme, toujours sur la même piste. Admettons, se disait-il, que, par impossible, j'aie maté mon orgueil et réduit mon corps, admettons qu'il ne me reste plus, à l'heure actuelle, qu'à aller de l'avant, eh bien ! Je suis encore arrêté, car le dernier obstacle à franchir m'effare.

Jusqu'ici, j'ai pu marcher seul, sans une aide terrestre, sans un conseil ; j'ai pu me convertir, sans l'appui de personne, mais aujourd'hui, je ne puis plus faire un pas sans avoir un guide. Je ne puis m'approcher de l'autel, sans le secours d'un truchement, sans le renfort d'un prêtre.

Et une fois de plus, il reculait, car il avait autrefois fréquenté un certain nombre d'ecclésiastiques et il les avait trouvés si médiocres, si tièdes, surtout si hostiles à la mystique, qu'il se révoltait rien qu'à l'idée de leur exposer le bilan de ses postulations et de ses regrets.

Ils ne me comprendront pas, se disait-il, ils me répondront que la mystique était intéressante au moyen âge, qu'elle est maintenant désuète, qu'elle est, en tout cas, en parfait désaccord avec le modernisme. Ils croiront que je suis fou, m'assureront d'ailleurs que Dieu n'en demande pas tant, m'engageront, en souriant, à ne pas me singulariser, à faire comme les autres, à penser comme eux.

Je n'ai certes pas la prétention d'aborder, de moi-même, la voie mystique, mais enfin qu'ils me laissent au moins l'envier, qu'ils ne m'infligent pas leur idéal bourgeois d'un Dieu ! Car, il n'y a pas à se leurrer, le catholicisme n'est point seulement cette religion tempérée qu'on nous propose ; il ne se compose pas seulement de petites cases et de formules ; il ne réside pas en entier dans d'étroites pratiques, dans des amusettes de vieille fille, dans toute cette bondieusarderie qui s'épand le long de la rue de Saint-sulpice ; il est autrement surélevé, autrement pur ; mais alors il faut pénétrer dans sa zône brûlante, il faut le chercher dans la mystique qui est l'art, qui est l'essence, qui est l'âme de l'Eglise même. En usant des puissants moyens dont elle dispose, il s'agit alors de faire le vide en soi, de se dénuder l'âme, de telle sorte que, s'il le veut, le Christ puisse y descendre ; il s'agit de désinfecter le logis, de le passer au chlore des prières, au sublimé des sacrements ; il s'agit, en un mot, d'être prêt quand l'hôte viendra et nous ordonnera de nous transvaser en lui, tandis que lui-même se fondra en nous.

Je sais, parbleu bien, que cette alchimie divine, que cette transmutation de la créature humaine en Dieu est, la plupart du temps, impossible, car le Sauveur réserve d'habitude ces extraordinaires faveurs à ses élus, mais enfin, si indigne qu'il soit, chacun est présumé pouvoir atteindre ce but grandiose, puisque c'est Dieu seul qui décide et non l'homme, dont l'humble concours est seulement requis.

Je me vois raconter cela à des prêtres ! Ils me diront que je n'ai pas à m'occuper d'idées mystiques et ils me présenteront en échange une religionnette de femme riche ; ils voudront s'immiscer dans ma vie, me presser sur l'âme, m'insinuer leurs goûts ; ils essaieront de me convaincre que l'art est un danger ; ils me prôneront des lectures imbéciles ; ils me verseront à pleins bols leur bouillon de veau pieux ! Et je me connais, au bout de deux entretiens avec eux, je me révolterai, je deviendrai impie ! Et Durtal hochait la tête, et demeurait pensif, puis il reprenait : il importe néanmoins d'être juste ; le clergé séculier ne peut être qu'un déchet, car les ordres contemplatifs et l'armée des missionnaires enlèvent, chaque année, la fleur du panier des âmes ; les mystiques, les prêtres affamés de douleurs, ivres de sacrifices, s'internent dans des cloîtres, ou s'exilent chez les sauvages qu'ils catéchisent. Ainsi écrémé, le reste du clergé n'est évidemment plus que le lait allongé, que la lavasse des séminaires... oui, mais enfin, continuait-il, la question n'est pas de savoir s'ils sont intelligents ou bornés ; je n'ai pas à dépecer le prêtre pour chercher à découvrir, sous l'écorce consacrée, le néant de l'homme ; je n'ai pas à médire de son insuffisance puisqu'elle s'ajuste en somme à la compréhension des foules. Ne serait-ce pas, d'ailleurs, plus courageux et plus humble de s'agenouiller devant un être dont la misère de cervelle vous serait connue ? Et puis... et puis... je n'en suis pas réduit là ; car enfin, j'en sais un, à Paris, qui est un vrai mystique. Si j'allais le voir.

Et il repensait à un abbé Gévresin avec lequel il avait jadis entretenu des relations ; il l'avait rencontré, plusieurs fois, chez un libraire de la rue Servandoni, le père Tocane, qui possédait d'introuvables livres sur la liturgie et les vies de saints.

Apprenant que Durtal cherchait des ouvrages sur la bienheureuse Lydwine, ce prêtre s'était aussitôt intéressé à lui et ils avaient, en sortant, longuement causé. Cet abbé était très vieux et marchait avec peine ; aussi s'était-il volontiers appuyé sur le bras de Durtal qui l'avait accompagné jusqu'à sa porte.

— C'est un sujet magnifique que l'existence de cette victime des péchés de son temps, disait-il ; vous vous la rappelez, n'est-ce pas ? Et il en avait, à grands traits, retracé, tout en cheminant, les lignes.

Lydwine était née vers la fin du quatorzième siècle, à Schiedam, en Hollande. Sa beauté était extraordinaire, mais elle tomba malade vers quinze ans et devint laide. Elle entre en convalescence, se rétablit et un jour qu'elle patine avec des camarades sur les canaux glacés de la ville, elle fait une chute et se brise une côte. A partir de cet accident, elle demeure étendue sur un grabat jusqu'à sa mort ; les maux les plus effrayants se ruent sur elle, la gangrène court dans ses plaies et de ses chairs en putréfaction naissent des vers. La terrible maladie du moyen âge, le feu sacré, la consume. Son bras droit est rongé ; il ne reste qu'un seul nerf qui empêche ce bras de se séparer du corps ; son front se fend du haut en bas, un de ses yeux s'éteint et l'autre devient si faible qu'il ne peut supporter aucune lueur.

Sur ces entrefaites, la peste ravage la Hollande, décime la cité qu'elle habite ; elle est la première atteinte ; deux pustules se forment, l'une, sous un bras, l'autre, dans la région du coeur. Deux pustules, c'est bien, dit-elle au Seigneur, mais trois seraient mieux, en l'honneur de la Trinité Sainte ; et aussitôt un troisième bouton lui crève la face.

Pendant trente-cinq années, elle vécut dans une cave, ne prenant aucun aliment solide, priant et pleurant ; si transie, l'hiver, que, le matin, ses larmes formaient deux ruisseaux gelés le long de ses joues. Elle s'estimait encore trop heureuse, suppliait le Seigneur de ne point l'épargner ; elle obtenait de lui d'expier par ses douleurs les péchés des autres ; et le Christ l'écoutait, venait la voir avec ses anges, la communiait de sa main, la ravissait en de célestes extases, faisait s'exhaler, de la pourriture de ses plaies, de savants parfums. Au moment de mourir, il l'assiste et rétablit dans son intégrité son pauvre corps. Sa beauté, depuis si longtemps disparue, resplendit ; la ville s'émeut, les infirmes arrivent en foule et tous ceux qui l'approchent guérissent.

Elle est la véritable patronne des malades, avait conclu l'abbé ; et, après un silence, il avait repris :

— Au point de vue de la haute mystique, Lydwine fut prodigieuse, car l'on peut vérifier sur elle la méthode de substitution qui fut et qui est encore la glorieuse raison d'être des cloîtres.

Et comme, sans répondre, Durtal l'avait interrogé du regard, il avait poursuivi :

— Vous n'ignorez pas, monsieur, que, de tout temps, des religieuses se sont offertes pour servir de victimes d'expiation au ciel. Les vies des saints et des saintes qui convoitèrent ces sacrifices et réparèrent par des souffrances ardemment réclamées et patiemment subies les péchés des autres, abondent. Mais, il est une tâche encore plus ardue et plus douloureuse que ces âmes admirables envient. Elle consiste, non plus à purger les fautes d'autrui, mais à les prévenir, à les empêcher d'être commises, en supplantant les personnes trop faibles pour en supporter le choc.

Lisez, à cette occasion, Sainte Térèse ; vous verrez qu'elle obtint de prendre à sa charge les tentations d'un prêtre qui ne pouvait les endurer, sans fléchir. Cette substitution d'une âme forte, débarrassant celle qui ne l'est point de ses périls et de ses craintes, est une des grandes règles de la mystique.

Tantôt, cette suppléance est purement spirituelle et tantôt, au contraire, elle ne s'adresse qu'aux maladies du corps ; Sainte Térèse se subrogeait aux âmes en peine, la Soeur Catherine Emmerich succédait, elle, aux impotentes, relayait, tout au moins, les plus malades ; c'est ainsi, par exemple, qu'elle put souffrir les tortures d'une femme atteinte de phtisie et d'une hydropique, pour leur permettre de se préparer à la mort en paix.

Eh bien ! Lydwine accaparait toutes les maladies du corps ; elle eut la concupiscence des douleurs physiques, la gloutonnerie des plaies ; elle fut, en quelque sorte, la moissonneuse des supplices et elle fut aussi le lamentable vase où chacun venait verser le trop plein de ses maux. Si vous voulez parler d'elle, autrement que les pauvres hagiographes de notre temps, étudiez d'abord cette loi de la substitution, cette merveille de la charité absolue, cette victoire surhumaine de la mystique ; elle sera la tige de votre livre et, naturellement, sans efforts, tous les actes de Lydwine se grefferont sur elle.

— Mais, avait questionné Durtal, cette loi subsiste encore ?

— Oui, je connais des couvents qui l'appliquent. Au reste, des ordres, tels que les carmélites et les clarisses acceptent très bien qu'on leur transfère les tentations dont on souffre ; alors ces monastères endossent, pour ainsi dire, les échéances diaboliques imposées à des âmes insolvables dont ils paient de la sorte intégralement les dettes.

— C'est égal, avait fait Durtal, en hochant la tête, pour consentir à attirer ainsi sur soi les attaques destinées au prochain, il faut être joliment certain de ne pas sombrer ?

— Les religieuses choisies par Notre-seigneur, comme victimes expiatoires, comme holocaustes, sont, en somme, assez rares, avait repris l'abbé ; elles sont, généralement, dans ce siècle surtout, obligées de se réunir, de se coaliser, afin de supporter sans faiblir le poids des méfaits qui les tentent, car, pour qu'une âme puisse subir, à elle seule, les assauts sataniques qui sont parfois atroces, il faut qu'elle soit vraiment assistée par les anges et élue par Dieu... et après un silence, le vieux prêtre avait ajouté :

— Je crois pouvoir parler avec une certaine expérience de ces questions, car je suis l'un des directeurs des religieuses réparatrices dans les couvents ;

— Et quand on pense que le monde se demande à quoi servent les ordres contemplatifs ! S'était écrié Durtal.

— Ils sont les paratonnerres de la société, avait dit, avec une singulière énergie, l'abbé. Ils attirent sur eux le fluide démoniaque, ils résorbent les séductions des vices, ils préservent par leurs prières ceux qui vivent dans le péché comme nous ; ils apaisent enfin la colère du Très-haut et l'empêchent de mettre en interdit la terre. Ah ! Certes, les soeurs qui se vouent à la garde des malades et des infirmes sont admirables, mais combien leur tâche est aisée, en comparaison de celle qu'assument les ordres cloîtrés, les ordres où les pénitences ne s'interrompent jamais, où même les nuits alitées sanglotent ! Il est tout de même plus intéressant que ses confrères, ce prêtre-là, s'était dit Durtal, au moment où ils s'étaient quittés ; et comme l'abbé l'avait invité à venir le voir, il y était plusieurs fois allé.

Il avait toujours été cordialement reçu. A diverses reprises, il avait habilement tâté ce vieillard sur quelques questions. Il répondait évasivement lorsqu'il s'agissait de ses confrères. Il ne paraissait point, cependant, en faire grand cas, si l'on en jugeait par ce qu'il avait répliqué, un jour, à Durtal qui lui reparlait de cet aimant de douleurs que fut Lydwine.

— Voyez-vous, une âme faible et probe a tout avantage à se choisir un confesseur, non dans le clergé qui a perdu le sens de la mystique, mais chez les moines. Eux seuls connaissent les effets de la loi de substitution et s'ils voient que, malgré ses efforts, le pénitent succombe, ils finissent par le délivrer, en prenant à leur compte ses tentations ou en les expédiant dans un couvent de province où des gens résolus les usent.

Une autre fois, la question des nationalités était discutée dans un journal que lui montrait Durtal ; l'abbé avait haussé les épaules et repoussé les balivernes du chauvinisme. Pour moi, avait-il affirmé placidement, pour moi, la patrie, c'est où je prie bien.

Qu'était ce prêtre ? Il ne le savait, au juste. Par le libraire, il avait appris que l'abbé Gévresin était incapable, à cause de son grand âge et de ses infirmités, d'exercer régulièrement le sacerdoce. Je sais que, lorsqu'il le peut, il célèbre encore la messe, le matin, dans un couvent ; je crois aussi qu'il confesse chez lui quelques confrères ; et Tocane avait dédaigneusement ajouté : il a à peine de quoi vivre et il ne doit pas être bien vu à l'archevêché, à cause de ses idées mystiques.

Là s'arrêtaient ses renseignements. Il est évidemment un très bon prêtre, se répétait Durtal ; sa physionomie même le détermine et c'est une contradiction de la bouche et des yeux qui avère cette certitude d'une bonté parfaite ; ses lèvres, un peu grosses et violettes, toujours humides, sourient d'un sourire affectueux, mais presque triste, que démentent ses yeux bleus d'enfant, des yeux qui rient, étonnés, sous d'épais sourcils blancs, dans son visage un peu rouge, piqueté sur les joues tel qu'un abricot mûr, de points de sang.

En tout cas, conclut Durtal qui sortit de ses rêveries, j'ai eu bien tort de ne pas continuer les relations que j'avais entamées avec lui.

Oui, mais voilà, rien n'est plus difficile que d'entrer dans la réelle intimité d'un prêtre ; d'abord, par l'éducation même qu'il reçut au séminaire, l'ecclésiastique se croit obligé de se disséminer, de ne pas se concentrer en des affections particulières ; puis il est, ainsi que le médecin, un homme harassé d'occupations et introuvable. On les voit, quand on les joint, l'un et l'autre, entre deux confessions ou deux visites. L'on n'est pas avec cela bien certain du bon aloi de l'accueil empressé du prêtre, car il est le même pour tous ceux qui l'approchent ; enfin ne visitant pas l'abbé Gévresin pour réclamer des secours ou des soins, j'ai eu peur de l'embarrasser, de lui faire perdre son temps et je me suis par discrétion abstenu d'aller le voir.

J'en suis maintenant fâché ; voyons, si je lui écrivais ou si j'y retournais, un matin ; mais pour quoi lui dire ? Encore faudrait-il savoir ce que l'on veut pour se permettre de le relancer. Si j'y vais seulement pour geindre, il me répondra que j'ai tort de ne pas communier, et que lui répliquerai-je ? Non, ce qu'il faudrait, ce serait le croiser comme par hasard sur les quais où il bouquine parfois ou chez Tocane, car alors je pourrais l'entretenir d'une façon plus intime, en quelque sorte moins officielle, de mes oscillations et de mes regrets. Et Durtal se mit à battre les quais et n'y rencontra pas une seule fois l'abbé. Il se rendit chez le libraire sous le prétexte de feuilleter ses livres, mais, dès qu'il eut prononcé le nom de Gévresin, Tocane s'écria : " je suis sans nouvelles de lui ; il y a deux mois qu'il n'est venu ! " il n'y a pas à tergiverser, il va falloir le déranger chez lui, se dit Durtal, mais il se demandera pourquoi je reviens, après une si longue absence. Outre la gêne que j'éprouve à retourner chez les personnes que j'ai délaissées, il y a encore cet ennui de penser qu'en m'apercevant l'abbé soupçonnera aussitôt un but intéressé à ma visite. Ce n'est vraiment pas commode ; si j'avais seulement un bon prétexte ; il y aurait bien cette vie de Lydwine qui l'intéresse ; je pourrais le consulter sur divers points. Oui, mais lesquels ? Je ne me suis pas occupé de cette sainte depuis longtemps et il faudrait relire les indigents bouquins de ses biographes. Au fond, il serait plus simple et il serait plus digne d'agir franchement, de lui dire : voici le motif de ma venue ; je vais vous demander des conseils que je ne suis pas résolu à suivre, mais j'ai tant besoin de causer, de me débrider l'âme, que je vous supplie de me faire la charité de perdre pour moi une heure.

Et il le fera certainement et de bon coeur. Alors est-ce entendu ? Si j'y allais, demain ? — et aussitôt il s'ébroua. Rien ne pressait ; il serait toujours temps ; mieux valait réfléchir encore ; ah ! Mais j'y pense, voici Noël ; je ne puis décemment importuner ce prêtre qui doit confesser ses clients, car l'on communie beaucoup ce jour-là. Laissons passer son coup de feu, nous verrons après.

Il fut d'abord ravi de s'être inventé cette excuse ; puis, il dut intérieurement s'avouer qu'elle n'était pas trop valide, car enfin rien ne prouvait que ce prêtre, qui n'était pas attaché à une paroisse, fut occupé à confesser des fidèles.

Ce n'était guère probable, mais il essaya de se convaincre qu'il pouvait néanmoins en être ainsi ; et ses hésitations recommencèrent. Exaspéré, à la fin, par ces débats, il adopta un moyen terme. Il n'irait, pour plus de sûreté, chez l'abbé qu'après Noël, seulement il ne dépasserait pas la date qu'il allait se fixer, et il prit un almanach et jura de tenir sa promesse, trois jours après cette fête.